La passagère du France
barman l’encourageait devant l’Académicien, perplexe de ce revirement inattendu. La robe trapèze rose flashy bougeait en cadence. Dans le mouvement enlevé de sa danse et dans la vivacité du rythme de la chanson de Chubby Checker, il y avait une telle énergie et un tel encouragement à la joie qu’il était impossible de ne pas l’entendre. L’Académicien regardait Sophie danser avec des yeux pleins d’indulgence. Sophie était d’une autre beauté que celle des jeunes filles timides qui l’avaient ému dans sa propre jeunesse. Pourtant, il était conquis par la fraîcheur de ce moment parce que sa gaieté spontanée, il la comprenait. Par-delà les modes elle était celle de toute jeunesse insouciante et portée au bonheur.
— « À quoi servirait-il d’être jeune s’il fallait n’être que raisonnable ? » Il y avait du vrai dans ce qu’avait dit l’Américain.
La frénésie avait gagné tous les passagers. L’équipe de François Reichenbach tournait, saisissant pour la mémoire ce moment exceptionnel. C’était à qui se tortillerait le plus. Dans leurs robes longues les femmes avaient du mal, mais elles y mettaient du coeur et tiraient leurs fourreaux pour pouvoir remuer les jambes plus commodément. Leurs chignons se défaisaient. L’Académicien qui, en début de soirée, les avait trouvées si élégantes leur trouva tout à coup l’air déplacé dans leurs tenues inadéquates. Il se retourna vers Sophie. Ses cheveux libres et sa robe courte bougeaient bien, indéniablement elle était de son temps.
« ...Yeaaaah... Let’s twist again... twisting time is heeeere... » poursuivait l’enthousiaste Chubby Checker.
Le barman frétillait en rythme tout en continuant à remplir les verres et à empocher les pourboires en dollars.
L’académicien fit un signe amical en direction de ses confrères et de Sophie qui ne le virent pas, et il quitta le bar de l’Atlantique en emportant un peu de cette joie mêlée à sa mélancolie.
Dehors, les étoiles brillaient, et il eut l’impression que même l’air glacial autour du grand navire était tout réchauffé de cette musique nouvelle.
12
Devant le panoramique vitré de la timonerie, l’officier Vercors regardait s’approcher les côtes de l’Angleterre.
L’état-major était en place, tout était prêt pour les opérations d’entrée au port.
— ... Ils se sont fait souffler le ruban bleu du Queen Mary par les Américains en 52, ils croyaient nous avoir éliminés de la ligne transatlantique après la mort du Normandie, expliquait le commandant au jeune gradé qui se tenait près de lui, et voilà que nous arrivons dans le port d’attache de leurs deux fleurons avec le bateau le plus jeune et le plus prestigieux du monde. Ils ne vont pas nous accueillir avec des fleurs, ça m’étonnerait.
— Le Queen Mary et le Queen Élisabeth sont ancrés à Southampton ?
Surpris, le commandant se retourna vers le jeune gradé qui venait de poser cette question incongrue.
— Vous ne le saviez pas ?
Le ton était vif. Pris en défaut, le jeune rougit jusqu’aux oreilles. Quelle importance ! Il avait oublié ça comme il avait oublié toutes ces vieilles histoires de marine anglaise. Comme tous ceux de sa génération, il se moquait complètement de cette ancienne « rivalité » entre marins anglais et français et il avait des copains dans la marine anglaise qui en riaient eux aussi. Ils préféraient écouter de la musique et échanger ces airs nouveaux venus de l’autre côté de l’Atlantique.
— Southampton ! Droit devant ! annonça l’officier d’une voix neutre.
Tous les regards se tournèrent vers la côte anglaise.
L’approche de ce port situé dans un repli de rivière juste à l’endroit d’un fort courant de marée était connue de tous les marins pour être des plus délicates. Comme le veut la tradition, un pilote anglais monta à bord pour guider le France dans le port. La tension était palpable dans tout l’état-major français. Pour le jeune gradé, c’était quelque chose d’étrange que de voir ces hommes, si aguerris aux choses de l’océan et aux commandes de navires, frémir comme des enfants à l’idée d’une fausse manoeuvre de l’Anglais. Comme si, pour se venger de s’être fait doubler sur les mers, l’Anglais allait saborder le Flagship de la ligne française.
L’Anglais pilota admirablement et l’accostage eut lieu sans la moindre éraflure. On devinait
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