La passagère du France
attendit qu’elle ait refermé la porte et elle entendit ses pas qui s’éloignaient dans la coursive.
Maintenant qu’elle était au calme et en sécurité, Sophie se remettait doucement. Béatrice était rentrée et dormait à poings fermés. Dans la pénombre, elle repensa à ce qu’elle venait de vivre et ne comprit ni sa peur irraisonnée, ni, surtout, ses larmes. Elle qui se croyait forte et pleine de ressources, elle se trouvait stupide d’avoir pleuré devant cet officier. Elle voulait jouer les héroïnes pendant ce voyage, et voilà que dès le premier soir elle larmoyait comme une enfant. Agacée, elle eut du mal à trouver le sommeil. Elle pressentait que, même sur un luxueux paquebot, la vie, ça n’était jamais comme au cinéma. Et c’est à partir de ce moment que pour elle les choses se modifièrent insensiblement.
18
Les événements s’accélérèrent au premier matin. Dans l’hôpital du navire, le médecin et son équipe avaient passé la nuit dans un état d’excitation absolue. Le médecin avait pris contact par radio avec Paris. Guidant son équipe qui s’agitait en tous sens, il avait pratiqué une opération unique dans les annales et il avait complètement oublié Chantal qui les observait dans un coin. Sans le savoir, elle avait assisté à la mise en place d’une première médicale dans l’histoire des navigations. En moins de trois quarts d’heure, grâce aux installations très innovantes de bélinographie du France, et en liaison radio avec les professeurs de cardiologie de l’hôpital Boucicaut auxquels ils avaient transmis au fur et à mesure toutes les réactions du malade, le médecin et son équipe avaient réussi à ramener le passager à la vie et à le sortir de ce qui aurait pu se transformer en coma prolongé ou, pire, en mort cérébrale. Ce matin-là, quand elle comprit que tout allait bien et que le malade vivrait, Chantal respira profondément. La nuit avait été éprouvante, mais le malade était sauvé. Chantal quitta discrètement la salle et personne ne fit attention à elle. Tout en retournant vers sa cabine elle réfléchissait, tournait et retournait les choses dans sa tête. Andrei ne lui avait rien expliqué, mais plus elle y pensait, plus elle était sûre que l’administration chercherait à en savoir plus sur l’accident. On l’interrogerait. Que dire ? Mentir ? Ce n’était pas si simple. Elle décida de rejoindre les cabines des hommes qui se trouvaient à l’opposé du navire, sur le pont B à tribord. La porte de la bordée de nuit n’était pas fermée, et les hommes semblaient tous plongés dans un profond sommeil. Heureusement, la couchette de Gérard était la première des dix, près de la porte, et elle put le réveiller sans alerter personne, pas même Andrei. Engourdi, ébahi de la voir, son frère sortit sur le pont. Soulagé d’un poids énorme, il lui raconta comment l’accident était survenu. Quand elle le quitta pour rejoindre sa cabine, Chantal était terriblement inquiète. Elle savait maintenant qu’on chercherait le coupable, et le coupable, c’était son frère.
Une lueur dessinait sur l’océan la ligne de l’horizon. Dans moins d’une heure, le jour serait levé. Le navire était lancé à pleine vitesse et l’air était froid. Derrière les vitres du pont-promenade couvert qu’elle retraversait, Chantal s’aperçut que la mer était lourde. Mauvais. Fille de marin, elle connaissait les nuances de l’océan. C’était la seule chose dont parlait son père quand il avait un reste de lucidité entre les brumes de l’alcool. A voir la surface des eaux se rider, la tempête n’était pas loin. L’air vif se glissait entre les moindres interstices des vitres. On sentait la force des vents du grand large chargés d’iode tenace. Chantal inspira profondément. Elle avait écouté Gérard jusqu’au bout sans réagir et, maintenant qu’elle était seule, la colère montait en elle avec d’autant plus de force qu’elle prenait toute la mesure de l’injustice qui planait sur Gérard. Ces casseurs de bouteilles étaient les fautifs. C’étaient des inconscients. Ils avaient tout pour être heureux, ils étaient les plus riches, et n’en avaient jamais assez. L’excès, toujours plus ! Décidément, se disait-elle, ce sera toujours la même chose. Ceux qui en ont plus que les autres en voudront encore et encore. Et plus elle y pensait, plus elle laissait sa colère monter. Le France, pour
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