La passagère du France
expliquer, pour hier soir.
— Que s’est-il passé, c’était grave ?
— Euh... non, pour le malade c’est résolu, il est sauvé. Mais c’est un peu long, il faudrait que je vous explique tout ce qui s’est passé. C’est important.
Intriguée, Sophie accepta.
— Attendez-moi là, je finis de me préparer, lança-t-elle de ce ton énergique qui la caractérisait. Vous me raconterez en m’accompagnant, je vais prendre le petit déjeuner et je ne sais pas exactement où se trouve la salle.
Laissant Chantal patienter dans l’entrebâillement de la porte, elle se dirigea vers l’armoire-penderie, en fit glisser les panneaux anti-vibratoires de formica ivoire et en tira deux, puis trois vêtements, qu’elle mit devant elle, face à la glace au-dessus de la commode de métal clair pour juger de l’effet. Elle prenait son temps. L’urgence de Chantal ne la pressait en aucune façon. Elle se décida enfin pour un tailleur jupe gris perle et fila le passer dans le coin salle de bains. Puis elle s’assit face à la glace et commença à essayer des boucles d’oreilles. Quand il fut acquis qu’elle mettrait les perles assorties au gris du tailleur, elle s’occupa de donner un ultime coup de brosse dans ses cheveux qu’elle avait légèrement décoiffés en passant ses vêtements.
Pour Sophie, la vie reprenait son cours et elle terminait ses préparatifs, indifférente à tout sauf à elle-même. Chantal brûlait de lui dire de se dépêcher. On l’attendait à son poste et elle ne pouvait pas se permettre de traîner. Mais elle rongeait son frein et, dans son tablier de travail de coton blanc soigneusement boutonné, elle patientait.
Il y avait dans le rituel de Sophie un art du soin qui la stupéfiait. Elle se revit le matin même devant le lavabo des toilettes communes aux employées, tirant ses cheveux en arrière et les nouant en queue-de-cheval avec un élastique d’un geste sec et brusque de façon à les discipliner et à ne plus avoir à s’en préoccuper. Quelle différence avec cette Sophie qui prenait tout son temps, lissait sa chevelure, re-lissait, soulevait une mèche, jugeait de l’effet, et enfin vaporisait d’un nuage de laque. Maintenant que la coiffure semblait lui convenir, Sophie tapotait ses joues et les voilait d’une poudre délicate pour faire affleurer du rose sur son visage et l’assortir au gris des perles et du tailleur. Chantal, fascinée, en oublia son exaspération. Complexée d’une légère couperose, elle se revit en train de frotter énergiquement son visage comme s’il fallait le débarrasser d’on ne sait quelle saleté. La propreté sous toutes les coutures, c’était son idée à elle de la beauté.
« Venez vous récurer », disait sa mère quand elle les trempait, elle et son frère, dans la lessiveuse qui servait de baignoire au temps de leur petite enfance. C’était avant l’arrivée d’Andrei, avant que cette même mère, dégoûtée par l’alcool du père, ne les quitte définitivement. Depuis ce temps-là, Chantal « récurait » tout, y compris elle-même.
— Ça y est, je suis prête.
Sophie souriait, satisfaite. Elle semblait à peine maquillée, c’était raffiné, simple et naturel. On aurait dit qu’elle n’avait rien fait, et pourtant elle y en avait passé, du temps ! Chantal n’en revenait pas.
— Allons-y et racontez-moi, dit Sophie. Que s’est-il passé hier soir ?
Elles s’engagèrent dans la coursive en direction des ascenseurs pour rejoindre la salle du petit déjeuner. D’une seule traite et sans rien cacher, Chantal raconta tout. Médusée, Sophie écoutait le récit invraisemblable d’une bouteille de Champagne inconsciemment jetée la veille par ses amis jusqu’à cette menace de licenciement qui planait sur cet ouvrier qui avait sorti la tête à l’extérieur au mauvais moment.
— Mon Dieu ! dit-elle, toute retournée en songeant que la bouteille était peut-être celle de Béatrice et qu’elle même aurait pu l’empêcher de la jeter par-dessus bord. J’espère que votre frère est allé se faire soigner, une bouteille sur la tête, à pareille hauteur, comme il a dû souffrir !
— La blessure, ce n’est rien, s’empressa Chantal. Mais mon frère risque son emploi. S’il devait quitter le France, ce serait terrible.
— Il risque son emploi ? Et pourquoi ?
— Parce qu’il n’aurait jamais dû perdre son sang-froid. S’il s’était contenté de râler sans chercher
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