La passagère du France
elle, c’était le symbole d’une vie nouvelle, plus gaie et plus juste, plus légère pour tous. Une vie où tous les hommes profiteraient enfin des richesses acquises et du progrès. L’aube d’un monde où la division des êtres humains en classes sociales serait bientôt bannie, d’où la suppression sur le France de l’une des trois classes habituelles qui semblaient autrefois intouchables. Le passé était le passé. On allait vers un monde nouveau, et sur ce navire, fierté des chantiers de Saint-Nazaire et du Havre, symbole de plus de justice et de joie, Chantal était chez elle. C’était la première fois qu’elle se sentait aussi légitime quelque part. Alors ces bouteilles de champagne jetées sur la coque du France, c’est comme si ces « privilégiés » les avaient cassées contre le mur de sa propre maison. Les responsables de ce qui s’était passé cette nuit, la cause de la crise cardiaque du passager, c’était eux. Pas son frère. Gérard ne devait pas payer à leur place.
Une colère froide la gagna. Quand elle sentait un danger les menacer, elle ou son frère, Chantal se transformait et devenait plus dure qu’un bloc de granit. Ceux qui s’étaient trouvés confrontés à elle en avaient été stupéfaits. Elle fixait au loin les crêtes des vagues. La mer avait une étrange couleur de violet que l’aube éclairait de nuances mouvantes. Derrière l’illusion de la surface lisse des eaux, elle devinait la profondeur de la houle. Gérard lui avait expliqué qu’il avait un plan avec Andrei et la bordée, elle ne devait rien dire à personne et sous aucun prétexte, surtout pas au syndicat, ni à Michèle. Elle avait promis, et maintenant elle regrettait. Pour elle il fallait aller vite. Et la première chose à faire c’était d’éviter toute fuite sur la présence de son frère et d’Andrei lors de l’accident. Or, deux personnes étaient susceptibles de les reconnaître et de les trahir, la passagère en robe rose et l’officier Pierre Vercors. Elle décida de se fier à son instinct. Elle avait pu vérifier par le passé que les choses parfois échappent à l’analyse et sont de l’ordre du ressenti. L’intuition. Il lui semblait que cette passagère pouvait l’aider. Il fallait la convaincre, parler franchement. Expliquer la bouteille de Champagne des inconscients qui avaient blessé son frère, sa fureur légitime, ce sang, jusqu’à cet homme malade qui se trouvait là par hasard et avait des problèmes cardiaques. Elle sentait qu’elle pouvait faire confiance à cette passagère. Dans sa courte vie, Chantal avait très tôt appris à déceler les vices que les autres cachaient. Cette jeune femme ne cachait rien ; elle en était sûre ! En revanche, l’officier Vercors l’inquiétait davantage. Un homme de ce rang recruté sur le France était un homme de devoir pour qui ne rentrait en compte que la sécurité des passagers et celle du navire. Pierre Vercors avait la réputation d’être le plus discipliné de ces hommes et, surtout, d’être particulièrement intransigeant avec la vérité. Avait-il eu le temps de voir les visages de Gérard et d’Andrei ? Le mensonge, disait-on, pouvait le rendre fou. Comment dans ces conditions obtenir qu’il mente pour Gérard ? Impensable. Chantal se sentit tout à coup dérisoire face à cet homme, face à un état-major et à sa mission suprême : le France.
Un seul espoir venait faiblement éclairer le paysage noir de ses pensées : la passagère du France !
Elle pourrait peut-être obtenir le silence de l’officier.
19
Après cette nuit mouvementée, une fois douchée, maquillée, soigneusement coiffée, Sophie s’apprêtait à passer un vêtement pour aller prendre le déjeuner avec les autres journalistes. Elle repensait à l’officier quand on frappa à la porte. Une voix féminine se fit entendre. On devinait la tension à sa façon de parler, rapide et saccadée. Un peu inquiète, Sophie hésita à réveiller Béatrice, mais cette dernière dormait encore à poings fermés.
— Je suis Chantal... c’est moi qui vous ai porté les boissons hier avant le « dîner »... j’étais avec le malade cette nuit... dans la coursive. Je dois vous parler... c’est urgent.
C’était effectivement la voix de la serveuse. Soulagée, pensant avoir des explications à la scène de la veille, Sophie entrouvrit la porte :
— Ah, c’est vous ? Que vous arrive-t-il ?
— Je voudrais vous
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