La passagère du France
à savoir d’où provenaient ces chocs contre la coque, nous n’en serions pas là. Lui, il s’est énervé, c’est vrai, mais il est consciencieux, il a voulu comprendre et il est allé vérifier. Ces chocs, ça aurait pu être quelque chose de dangereux pour le navire et pour tous les passagers. Il a fait son travail et pourtant c’est lui qui risque d’être licencié pour faute grave à cause de cette fichue bouteille qui l’a mis dans une colère noire. C’est la guigne d’être tombé sur ce malade.
Sophie écoutait, l’air compatissant, mais elle ne comprenait pas où Chantal voulait en venir. En l’observant, cette dernière réalisa que ses explications étaient bien loin d’être suffisantes pour emporter l’adhésion de la passagère. L’avenir professionnel d’un ouvrier perdu dans les entrailles du France, qu’est-ce que ça pouvait bien représenter pour une jeune femme comme ça ? Bien peu de chose sûrement, en tout cas elle ne devait avoir aucune idée du désastre que ce serait pour elle et son frère. Et elle se prit à douter. Andrei avait peut-être raison, il aurait peut-être mieux valu se taire et mentir. S’en tenir à la version première, affirmer ne pas avoir vu ces hommes. Ceux de la bordée faisant bloc, ça aurait été une version contre une autre. Celle des ouvriers contre celle d’un officier et d’une passagère. Personne n’aurait pu trancher de façon sûre, et Gérard aurait eu une chance d’échapper à la sanction. Alors que maintenant il était impossible de faire marche arrière. La passagère savait tout.
Chantal n’avait pas dormi de la nuit, et la journée précédente elle avait travaillé sans relâche. Elle ne savait plus trop où elle en était. Épuisée, portée jusque-là par la volonté de sauver son frère, elle sentit ses jambes se dérober. Elle s’appuya contre la paroi de la coursive.
— Mon Dieu, mais qu’est-ce qui vous arrive, vous êtes toute pâle ? Restez là, je vais chercher quelqu’un, s’exclama Sophie en la voyant dans cet état.
— Surtout pas, cria Chantal tout en lui agrippant le bras pour la retenir, ce n’est rien, ça passe déjà, je suis fatiguée, je travaille au pressing très tard dans la nuit. Attendez, juste une minute.
Chantal se reprit très vite. Il lui fallait immédiatement trouver quelque chose de fort, quelque chose qui parlerait à Sophie, qui la ferait réagir. Mais quoi ?
— Moi qui pensais faire un voyage de rêve, je ne m’attendais pas à de pareils événements, soupira alors Sophie. Je ne vous cacherai pas que j’avais quelques craintes, mais voyez comme on peut se tromper. J’ai peur de la mer avec toutes ces histoires de naufrages, surtout celui du Titanic, c’est affreux ! J’y ai beaucoup pensé avant d’accepter le voyage, et voilà que je tombe sur une histoire idiote de bouteilles jetées à la mer. Décidément, on pense toujours au pire alors que ce sont les petites histoires qui nous créent des problèmes.
En l’écoutant employer ces termes, « petites histoires », Chantal comprit qu’elle était loin du compte avec Sophie. Mais elle eut comme une révélation. Le Titanic allait la sauver. Il fallait faire monter l’angoisse, montrer que cette histoire aurait pu tourner au drame si Gérard n’était pas intervenu. Agrippant Sophie par les épaules, elle se mit à la secouer :
— Justement ! Quand le Titanic a heurté l’iceberg, il n’y a eu qu’un seul choc. Souvenez-vous, on en a beaucoup parlé. Personne n’a accordé à ce choc l’importance qu’il méritait et, bien après, on s’est demandé pourquoi. On sait aujourd’hui que si tout le monde avait réagi à temps, bien des vies auraient pu être sauvées. Quand Gérard a entendu le choc des bouteilles contre la coque, il n’a pas compris ce que c’était, mais lui, il est allé voir. Qui sait ce qui peut se produire à l’extérieur d’un navire ? Et s’il s’était agi d’un iceberg qui avait éraflé la coque sans que personne d’autre n’y prête attention ? Il faut la vigilance de tous. Gérard a fait son devoir de marin pendant que d’autres faisaient la fête.
Chantal avait visé juste. La comparaison avec le Titanic et l’évocation immanquable du drame terrible que les négligences successives des uns et des autres avaient provoqué eurent sur Sophie un effet foudroyant. Décidée à emporter la cause en dépit de toute vraisemblance, Chantal en
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