La passagère du France
rejoindre au concert, il avait pris un plaisir extrême à leur annoncer que c’est à son seul talent qu’elles devaient de se retrouver en cabines de première. Dire qu’il jubila quand Béatrice le remercia cérémonieusement serait pas peu dire. Et quand il les avait invitées au dîner, elles avaient été bluffées. Il aimait ça. En fait, ce que Sophie et Béatrice ne savaient pas et qu’il se garderait bien de leur dire, c’est que pour obtenir la cabine il n’avait eu aucun mal. Par le plus grand des hasards, pour une fois, cela rendait service à tout le monde. Pour le dîner le commandant tenait à être entouré de jeunes, et la cabine du Patio s’était libérée dès la première nuit, une star ayant discrètement rejoint la suite d’un de ses partenaires. Une cabine aussi prestigieuse vide, cela aurait pu inutilement attirer l’attention sur l’idylle naissante. Il fallait donc que les huit cabines du Patio restent occupées. Sophie et Béatrice feraient l’affaire.
L’Académicien ne prenait pas trop au sérieux les ressorts secrets de la vie mondaine mais il en jouait et, par habitude, cultivait un air altier. Originaire de la pointe de Bretagne, il avait passé sa vie sur les océans alors qu’il avait le goût de la terre, des maisons de famille et des transmissions. Mais il vivait à Paris dans un appartement qu’il ne léguerait à personne, il avait tant voyagé qu’il n’avait pas pris le temps de se marier et d’avoir des enfants. La vie passait si vite. Et un jour la maison de ses ancêtres marins avait été vendue. Il ne lui restait de cette bâtisse en bord de rocher que cette fine aquarelle qu’il avait peinte de mémoire, un jour que la nostalgie lui crevait le coeur. Ses yeux très bleus semblaient usés d’avoir regardé tant de mers et tant d’océans sur tant de magnifiques paquebots et, depuis plus de trente ans, sa vie s’était déroulée de traversées en traversées, d’un continent à l’autre. Beaucoup de journalistes enviaient sa liberté et son talent de plume. Lui, longtemps, il avait eu l’orgueil de ceux qui partent et avait affiché un certain mépris pour ceux qui restent. Mais, ces dernières années, quand le temps virait au gris et que dans ses vieux os l’âge se faisait sentir, il lui arrivait de se demander pourquoi tous ces voyages.
— Que cherche-t-il à fuir ? disait-on dans son dos.
Il passa un dernier coup de peigne dans ses cheveux encore très beaux, balaya cette nostalgie qui surgissait parfois sans prévenir, ferma la porte de sa cabine et se dirigea vers l’escalier central des premières classes pour rejoindre le pont principal et gagner la salle à manger. Sa main glissait avec aisance sur l’inox poli de la rampe en méplat d’aluminium rivé, et ses yeux scrutaient les lambris de moire métallique qui recouvraient les murs. Un luxueux mélange de froideur et de préciosité. Une esthétique de métal. La modernité le laissait pensif. C’était une vision du monde trop nouvelle pour lui.
— Sur le France on n’a utilisé que des matériaux légers, et surtout, ininflammables ! avait précisé avec insistance le chargé de communication lors de la conférence de présentation. On croit que les naufrages sont dus à l’océan, mais le plus souvent ils sont dus au feu. Le France offre une sécurité totale. Cent vingt mille mètres carrés de marinite ont été utilisés pour les plafonds et les cloisons, et il y a des kilomètres d’aluminium partout. Quant au mobilier il est entièrement en métal. Pas de bois, pas de tissus qui flambent en deux secondes !
Un confrère s’était levé, pointilleux :
— Qu’est-ce que c’est, la marinite et le rilsan ?
— La marinite ? Ce sont des panneaux d’amiante que l’on prend en sandwich entre deux feuilles de contreplaqué. Et le rilsan, du tissu fait à partir du verre.
— Et on ne risque rien avec ça ? avait insisté le journaliste, décidément méthodique et fouineur.
— Rien de rien, s’était empressé l’attaché de presse ravi de détailler. Surtout pas de prendre feu.
Et il avait conclu par cette boutade reprise en choeur par toutes les radios et dans toute la presse :
— Il n’y a que trois objets en bois sur le France : la barre du gouvernail, le billot du boucher et la baguette du chef d’orchestre !
L’Académicien repensait à la magnificence des escaliers de bois gigantesques qu’il avait descendus à de nombreuses
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