La passagère du France
qu’il entendrait parler de quelque chose, Michèle en la laissant quitter le service pressing pour y aller. Chantal avait de l’ambition. Au pressing, on nettoyait et on repassait dans la vapeur jusqu’à la fin de sa vie. Il n’y avait pas d’évolution possible. Tandis qu’aux cabines on pouvait grimper, de femme de chambre devenir gouvernante, puis, qui sait, un jour, diriger tout le service. Un bel avenir professionnel. Mais le chemin était étroit, il y avait très peu de postes féminins. Huit femmes de chambre seulement pour une armada exclusivement masculine.
Francis arriva sur ces entrefaites. Il venait d’apprendre à la dernière minute qu’il fallait déménager les affaires de la star qui jusqu’alors logeait au Patio, nettoyer la cabine qu’elle libérait, puis y installer les deux passagères de la cabine touriste. Autrement dit, les passer de l’arrière au centre du navire, et du pont le plus bas les monter au neuvième. Ce n’était pas une mince affaire car il fallait travailler vite, et dans la discrétion sans l’aide des services habituels pour éviter que l’escapade de la star ne se propage. Enlever la poussière sur les meubles, passer l’aspirateur sur la moquette, changer le linge de lit, nettoyer la salle de bains, installer les bouquets de fleurs, suspendre les affaires de ces dames, les ranger, les plier. Et le tout dans ces deux cabines qui se trouvaient très éloignées l’une de l’autre. Il fallait quelqu’un de sûr qui n’ébruiterait rien, et Francis avait tout de suite pensé à Chantal. Pour la discrétion, il ne connaissait qu’elle. Une vraie tombe. Michèle accepta de la libérer et Chantal croisa les doigts. Après la malchance, la chance revenait.
S’occuper des cabines de la classe touriste était une chose, s’occuper de celles du Patio en était une autre. N’officiaient à ce pont que les meilleurs. Chantal devait montrer ses capacités et faire en sorte que, demain, quand Francis aurait les retours, il ait des compliments et ne regrette pas de l’avoir soutenue. Elle s’organisa seule avec le groom, et elle réussit l’exploit de ne pas se faire remarquer, ce qui dans le va-et-vient du personnel n’était pas une mince affaire. D’un même mouvement rapide, elle remit parfaitement en ordre la cabine du Patio puis celle de la classe touriste. Avec l’aide du groom, ils déménagèrent les affaires des unes et des autres, puis Chantal alla récupérer de magnifiques glaïeuls qu’elle arrangea dans les vases aimantés. En entrant pour vérifier, le responsable des cabines, seul mis au courant, verrait les fleurs du premier coup d’oeil.
Chantal avait le sens du détail. En un rien de temps elle était capable de rendre un endroit beau et accueillant. À côté de ce qu’elle avait connu chez elle où tout était vieux et abîmé, nettoyer ici c’était un plaisir. Tout était neuf, tout brillait, tout était moderne. Pas besoin de frotter, tout glissait. Juste un peu d’eau sur une éponge pour les meubles en métal, un coup de chiffon pour lustrer, et tout était impeccable. Si Chantal avait cru au ciel, elle aurait prié tous les jours que Dieu fait pour le remercier de travailler dans un cadre aussi sublime. Mais, à part croiser les doigts, Chantal croyait en elle-même et en sa propre volonté. Son parcours la confortait dans cette vision des choses. On ne lui avait rien appris, c’est la vie qui l’avait mise au pied du mur. Un jour plus violent que les autres, dans l’appartement de la rue du Port, son père, ivre comme d’habitude, avait vomi sur le sol. Sa mère, pour se défouler, avait crié sur son frère Gérard en l’insultant, en lui disant qu’il serait comme son père, un fainéant, et qu’il ne valait rien. Gérard était parti en claquant la porte. La mère était en crise et la petite avait tout pris. Ne trouvant que l’enfant à portée de main, elle l’avait d’une claque violente envoyée au sol contre le pied de la table. Chantal s’y était déchiré le cuir chevelu et son visage était allé s’écraser sur les déchets du père. La douleur de la blessure, si forte soit-elle, ne fut rien à côté de ce que provoqua ce contact sur son visage d’enfant. Ce fut un moment atroce. Elle avait encore aujourd’hui, plus de quinze ans après, la sensation horrible et gluante de la texture qui s’était enfoncée jusque dans ses narines, et cette abominable odeur qui la poursuivait. Elle se
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