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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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Marvin Buttles avait acheté sa place pour la première traversée le 19 octobre 1954. Il était le premier à l’ouverture des guichets, ce qui lui valait d’être à cette table si enviée du commandant. Il était aux anges et partageait la passion de ce dernier, mais avec un regard d’esthète plus que de technicien.
    A l’inverse, agacé par l’excès de tous ces superlatifs sur le paquebot et contrarié par l’absence des deux amies, l’Académicien eut envie de jouer les rabat-joie. Ces privilégiés, dont il était d’ailleurs, lui donnaient furieusement envie d’être désagréable.
    — C’est vrai, je suis de l’avis de Mr. Buttles, fît-il d’un ton volontairement pontifiant. La silhouette est belle, mais... je serais beaucoup plus réservé sur la décoration.
    Le commandant plissa le front. Que se passait-il ? L’Académicien était bizarre ce soir. Lui si parfait en toutes circonstances, il n’allait quand même pas critiquer le France !
    — Tout est si lumineux, ici, si frais. Qu’est-ce qui ne vous plaît pas dans ce décor ? demanda l’Américain dans un français impeccable tout en désignant la salle d’un geste ample du bras.
    Ils se tournèrent tous ensemble et détaillèrent la salle comme si à lui seul le geste de l’Américain la leur faisait découvrir.
    Dans une ambiance très grand luxe donnée par des cloisons recouvertes de feuilles d’or et relevées par une moquette vert vif, les passagers bavardaient sur des fauteuils aux lignes géométriques en tube laqué bronze, aux assises recouvertes de rilsan orange, marron ou gris. Secoués dans leurs habitudes anciennes par cette esthétique légère et nouvelle qui les mettait en situation de modernité, ils paraissaient séduits. Rayonnants, ils étaient même visiblement comblés.
    — Vous demandez ce qui ne me plaît pas ? reprit l’Académicien qui voulait en démontrer à tout prix. Eh bien par exemple, ce dôme en forme de soucoupe volante illuminé comme dans une fête foraine, cet or partout. Ça brille trop à mon goût. Ce qui me dérange, en fait, je vais vous le dire en un mot : c’est ce côté « Hollywood ».
    Le commandant blêmit. Comparer le décor raffiné de son navire à une fête foraine et aux paillettes de Hollywood, ça n’était pas possible. C’était bien la première fois que l’Académicien se comportait ainsi. Mais qu’avait-il donc ? Il s’apprêtait à le reprendre vertement quand il fut interrompu par un grand éclat de rire. L’Américain s’amusait beaucoup.
    — Hollywood ! dit-il. Mais où voyez-vous Hollywood dans ce décor ? Et vous trouvez que ça brille ? Mais votre château de Versailles brille aussi, et de mille feux. Depuis votre Roi Soleil et bien avant même là-haut à Machu Picchu chez les Incas il y a mille façons de briller, ne le saviez-vous pas ? La décoratrice, Mme Germain-Darbois a su transposer ici, je trouve, avec beaucoup de finesse, le brillant esprit du passé. De la classe mais sans prétention, un peu joueuse, et j’ajouterais surtout avant-gardiste. Et si je ne me trompe, l’avant-garde et la mode, c’est la France, non ? Reniez-vous vos talents ?
    L’Académicien se trouva fort contrarié de cette démonstration qu’il n’avait pas prévue. Au lieu de convenir ou d’argumenter, il fit preuve de mauvaise foi et crut s’en tirer par une pirouette.
    — Comme s’il suffisait d’être à la mode pour avoir du talent !
    Mais l’Américain avait de la ressource, et un point de vue.
    — Décidément, vous êtes bien curieux, vous les Français. Vous vous acharnez à dénigrer ce que vous faites de mieux. Hier soir vous regrettiez qu’on apprécie un peu trop excessivement votre Champagne et ce soir vous regrettez qu’on apprécie votre sens de la mode et de l’élégance ! Vous voudriez couler votre économie que vous ne vous y prendriez pas autrement. C’est incroyable ! Parce que nous, les étrangers, cet art de vivre de la France, nous l’aimons. Tout comme (il regarda le commandant) nous aimons cette façon d’être accueillis à table par les membres de l’état-major, c’est unique dans l’histoire des compagnies. Aucune autre que la French Line ne pratique cette coutume pleine de tact et de charme. En Amérique nous disons : « Quelle classe ! C’est la French Touch. » Et vous (revenant à l’Académicien), vous comparez ce palace si raffiné aux paillettes de Hollywood ! Sans doute n’y

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