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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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réveillait parfois à ce souvenir, en nage et paniquée. Au début, elle pleurait, tant l’angoisse qui remontait était grande. Mais sa volonté avait été plus forte que son mal. Elle avait le choix : rester comme les siens et crever de déchéance, ou survivre et devenir quelqu’un d’autre. Ce fut très clair dans sa tête d’enfant. Elle décida de sortir de cet enfer et prit les choses en main, à huit ans, avec une détermination féroce.
    — Gérard, avait-elle dit à son frère qui était venu la chercher à l’hôpital où on lui avait fait des points de suture, viens m’aider, on va faire le ménage.
    — Le ménage ?
    Il se demandait si le choc n’avait pas dérangé le cerveau de Chantal.
    — Oui, le ménage. Chez nous, maintenant, ça va briller.
    Gérard avait toujours été le grand, celui qui protégeait sa petite soeur, mais ce jour-là il comprit qu’elle prenait les devants et il l’aida sans hésiter. Il sentit qu’elle avait raison et qu’elle saurait mener la barque. Il fallait bien commencer par quelque chose. Pourquoi pas le ménage ? À douze ans Gérard était débrouillard. Il dégota une serpillière, des produits, de la Javel. Ah la Javel ! C’était le produit miracle, le préféré de Chantal. Elle javellisa tout ce qui lui tombait sous la main. La mère se moquait.
    — Qu’est-ce qui te prend ? Si tu crois qu’il suffit de laver le sol pour enlever la merde d’une vie ? Ma pauvre fille, tu en auras vite marre de lessiver les sols ! Et tu déchanteras, comme moi.
    Chantal ne l’écoutait pas. Elle avançait, nettoyait et nettoyait inlassablement sans jamais se décourager. C’était devenu son obsession, à la petite, après l’école elle récurait. Ce nettoyage, c’était de la survie. Et Gérard l’aidait pour tout ce qu’il pouvait. Elle frotta si bien que très vite dans le quartier tout le monde se mit à en parler.
    — Dis donc, fit un jour la voisine à Gérard, je viens de chez toi c’est drôlement coquet. La petite a ramassé des marguerites le long des barrières du port. Elle a fait un bouquet magnifique, je vais faire pareil.
    Gérard remercia. Il fit semblant de rien et courut jusqu’à l’appartement. Mais il était bouleversé. Des larmes qu’il n’arrivait pas à retenir coulaient le long de son visage. Sur sa famille il n’avait jamais entendu que des remarques apitoyées, des critiques féroces. Il s’essuya les yeux d’un revers de manche, puis ouvrit la porte. Sur la table de la cuisine, au coeur de la pièce, de magnifiques marguerites ouvraient leurs pétales blancs sur des coeurs jaunes d’or. Comme la petite l’avait promis, « ça brillait ». C’était simple et beau, c’était miraculeux.
    — Ça sent bon ? lui avait demandé Chantal en se relevant du sol qu’elle finissait de lessiver.
    Il avait inspiré profondément les effluves de Javel avec une émotion aussi grande que s’il avait respiré les parfums de l’Orient.
    — Ça sent bon, le propre. Tu es une sacrée soeurette !
    — Tu sais, Gérard, sans toi, je n’aurais rien pu faire.
    Ce fut sa façon à elle d’exprimer à son frère adoré sa reconnaissance d’enfant. Il s’était mis si souvent entre elle et les coups.
    Gérard ne devait jamais oublier la leçon de l’eau de Javel et du bouquet de marguerites. Il cessa de courir à droite et à gauche et de quitter l’appartement où il ne supportait pas de rester. Il devint méticuleux, soigné. L’un des ouvriers les plus fiables des chantiers du port.

 
    28
    Indifférent aux drames du passé, le France avançait dans la nuit, et l’Académicien mettait la dernière main à sa tenue.
    Inconscient de ce qui se tramait dans son dos du côté du pressing suite à la colère de Michèle, il glissa une pochette de soie blanche dans la fente prévue à cet effet, sur le côté gauche de son smoking noir. L’heure du dîner était proche et il allait enfin pouvoir briller aux yeux de ces jeunes confrères qui le prenaient parfois d’un peu trop haut avec leurs nouvelles manières. Il allait leur montrer que l’âge a du bon.
    Ses cheveux gris soigneusement coiffés vers l’arrière, il se savait élégant. Mais, contrairement à ce que Michèle avait imaginé, il ne jouait plus à séduire. Il estimait avoir eu son temps. Simplement, il éprouvait une pointe d’orgueil à se sentir encore courtisé, même pour de mauvaises raisons. Quand Sophie et Béatrice étaient venues le

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