La passagère du France
France était tout petit, cinquante femmes au total pour neuf cent cinquante hommes, et elles se connaissaient toutes. Un ragot, surtout quand il était d’ordre sentimental, faisait le tour du bateau en même pas une heure, et, du coup, tous les services en profitaient. Dans ces cas-là tous appelaient Michèle, car elle centralisait les informations, les confirmant, ou les balayant à sa façon d’un « c’est des conneries ! », qui les envoyaient définitivement à la case poubelle. Mais en ce qui concernait les sentiments de Chantal pour Andrei, Michèle préférait couper court.
Parce qu’elle n’avait jamais pu savoir ce qu’il en était vraiment. Parfois, elle croyait déceler de l’amour, mais d’autres fois c’était presque de la haine. À n’y rien comprendre. En revanche, pas question de mêler Francis à tout cela !
— Dis-moi, Chantal, qu’est-ce que c’est que cette histoire avec Francis ? Ça fait le tour des ponts, il ne faudrait pas que ça lui revienne aux oreilles. Tu sais qu’il a horreur des ragots, surtout quand ils le concernent.
Chantal tomba des nues. Qu’est-ce que cette bavarde de Claudine était allée raconter ? Elle avait besoin de Francis. Déjà qu’elle ne répondait pas à ses avances, il ne manquerait plus qu’il se sente ridiculisé. Apparemment il ne s’agissait pas de l’incident de la nuit, heureusement. Maintenant il fallait rassurer Michèle, sinon Chantal risquait de voir son aide et celle de Francis sérieusement compromise.
— Il n’y a aucune histoire, Michèle, dit-elle fermement.
— Tu le jures ?
Surprise de cette demande qui n’était pas dans le genre de Michèle, Chantal jura.
— Alors, pourquoi tu as dit à Francis que tu aimais Andrei, c’est quoi cette histoire ? À quoi tu joues avec ces garçons ?
Chantal ne jouait à rien. Mais comment expliquer à Michèle qu’elle avait dit ça pour couper court aux avances de Francis et qu’elle n’avait qu’une seule et unique préoccupation, travailler et progresser ? Comment lui expliquer que tout son être était tendu vers ce seul but, et qu’elle avait encore au fond du ventre une angoisse tenace qui la quittait rarement ? Comment lui dire qu’elle avait encore peur. Peur de revenir un jour à ce qu’elle avait connu, peur de manquer, peur de tomber comme son père était tombé. Chantal n’oubliait pas. Rien n’avait pu venir à bout de cette crainte, ni le luxe qui l’entourait sur le navire, ni sa place assurée, ni l’ambiance au beau fixe. Mais elle n’en parlait jamais et croisait les doigts en cachette quand, aux premières heures de la journée, toujours la peur revenait. Comment lui avouer enfin ce qu’elle ne s’avouait pas à elle-même ? Qu’Andrei la hantait, et que malgré la haine qu’elle éprouvait pour lui parce qu’il avait détruit sa famille, elle se surprenait à trouver des prétextes pour le voir, de plus en plus souvent...
— Attention, Chantal, reprit Michèle qui la regardait d’un oeil soupçonneux, si tu mets la pagaille entre les hommes, ça peut te coûter ta place. Ici on ne rigole pas avec ça, tu le sais.
— Je sais, ne t’inquiète pas.
— Francis te fait des avances, c’est ça ?
Chantal hésita à répondre. Elle n’aimait pas confier ces choses-là. Les ragots, c’était le truc de Michèle, pas le sien. Mais elle ne tenait pas non plus à être prise pour une de ces filles qui séduisent pour le plaisir et créent des histoires. Elle se retrouvait au pied du mur
— Un peu, avoua-t-elle du bout des lèvres, Michèle leva les yeux au ciel.
— Et voilà ! Pourquoi tu ne me l’as jamais dit ? Je te l’ai expliqué cent fois, il faut tout me dire, moi je peux arranger les choses. Tu vois où ça mène tes cachotteries ? Maintenant Claudine raconte ça à tout le monde. Si Francis le sait, tu es grillée.
Chantal n’en menait pas large.
— Allez, file, je vais arranger ça, et pour l’extra au Patio, fais le maxi. Je les connais, ceux du pont supérieur, parce qu’ils lessivent le sol de l’état-major et des officiers, ils s’y croient. Ce ne sont pas des tendres. Si tu fais le moindre faux pas, c’est cuit, tu n’y reposes plus les pieds.
Chantal serra les dents et partit sans demander son reste. Elle voulait passer rapidement au service des cabines et seuls Francis et Michèle pouvaient l’y aider. Francis en la plaçant aux extras à chaque fois que c’était possible et
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