La passagère du France
Un sévruga de la mer Caspienne préparé façon malossol, dans la plus pure des traditions.
Impressionnée, Sophie afficha un sourire radieux. Le caviar était à son apogée, mais rares étaient les personnes qui avaient eu la chance d’en déguster. Le serveur déposa alors délicatement dans leurs assiettes respectives sept grammes de minuscules oeufs au brillant gris acier. Sept grammes très précisément décomptés comme l’eût fait d’un diamant un orfèvre de la place Vendôme. Il avait des ordres, comme tous les serveurs qui s’étaient entraînés à prendre dans une cuillère de cristal et avec une précision extrême ces fameux sept grammes à ne dépasser sous aucun prétexte. Au prix du gramme de ce caviar d’exception, tout dépassement aurait pu faire basculer l’équilibre financier de la traversée tout entière.
Sophie n’avait jamais mangé de caviar mais, comme Béatrice, elle en avait beaucoup entendu parler.
— Je vous ajoute quelques blinis, précisa le serveur tout en déposant dans une coupelle en argent près de leurs assiettes des petites galettes dorées fraîchement sorties du four. Mais, ajouta-t-il, je vous conseille de déguster le caviar seul et surtout avec cette petite cuillère en cristal. Une cuillère en argent le gâterait. Ce caviar n’a besoin de rien. Sauf peut-être d’un peu de Champagne. Bon appétit, mesdemoiselles, je fais venir le sommelier.
Du caviar ! Du sévruga ! Du cristal Saint-Louis ! Un sommelier ! Subjuguées par tant de raffinement et d’empressement, Sophie et Béatrice en avaient oublié leur humiliante mésaventure de l’escalier salle Chambord. Les choses s’étaient enchaînées avec une rapidité telle qu’étourdies par le bruit, le va-et-vient des cuisines et le luxe dont on les entourait, elles se laissaient faire.
Tablier blanc impeccablement noué dans le dos, le sommelier poussa près de leur table un chariot portant un seau d’argent rempli de glace duquel il tira une bouteille de Champagne qu’il enveloppa d’une serviette de métis. Sophie le regardait faire. Il y avait dans les gestes de ces hommes au service des grandes tables un art dont elle ne se lassait pas. Dans le ballet millimétré des serveurs, il y avait un tel talent que ceux qu’ils servaient se sentaient dans l’obligation de se comporter au même niveau d’élégance. Impressionnée par son style, Sophie, qui s’était un peu enfoncée dans sa chaise, se redressa.
Des bribes d’un poème revinrent à sa mémoire :
« ... et je n’ai pas connu toutes leurs voix, et je n’ai pas connu tous ceux qui servaient dans la haute demeure de bois, mais pour longtemps encore j’ai en mémoire des faces insonores, couleur de papaye et d’ennui, qui s’arrêtaient derrière nos chaises comme des astres morts. »
Cette vision d’astres morts que le poète Saint John Perse enfant décelait dans les serviteurs de sa maison antillaise, elle les avait croisés parfois dans le visage des impassibles serveurs de certains grands hôtels ou de grands restaurants à l’occasion de repas de prestige donnés par de grandes maisons, et auxquels étaient conviés des habitués qui ne se rendaient parfois même plus compte de la chance qui était la leur. Peut-être ces serveurs professionnels de très haut niveau se demandaient-ils en ces moments-là si le long chemin qu’il leur avait fallu parcourir pour atteindre à l’excellence valait toujours la peine. Étaient-ils compris ?
En comparaison, ici, sur le France, tous affichaient des visages d’astres rayonnants. Cette aventure moderne était aussi la leur. La carte changeait tous les jours et l’imprimerie du bord éditait quotidiennement neuf menus pour lesquels des dessinateurs de renom avaient fait des illustrations sur des thèmes allant des châteaux de France aux gravures du tour du monde de Jules Verne, sans oublier les variétés infinies de fleurs et de fruits. Il y avait même des éditions spéciales au blason de la Compagnie en tirage limité pour les repas gastronomiques. Parce que le France, c’était aussi la cuisine française et ses vins dans toute leur splendeur.
— Veuve Clicquot !
Elles en dégustèrent une gorgée, et Sophie, bien que n’y connaissant rien mais impressionnée, afficha un large sourire pour marquer au sommelier son assentiment.
— Tu souris trop, intervint Béatrice quand ce dernier fut parti. Ça ne se fait pas. Tu vas nous faire passer pour des
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