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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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bien qu’ils avaient peur, ils étaient serrés l’un contre l’autre, ils se soutenaient. Papa disait à maman de ne rien craindre, qu’on s’apercevrait qu’ils n’avaient rien fait, qu’on s’était trompés et qu’ils seraient vite relâchés...
    À ce moment du récit, Andrei dut s’arrêter. Il reprit petit à petit, plus doucement. Il raconta par bouts de phrases, en respirant difficilement comme pour chercher l’air qui lui manquait, comment un jour, devant un tribunal où on les avait conduits après les avoir traînés de prison en prison, ces deux êtres qui s’aimaient, épuisés par les tortures et tremblants de peur, avaient fini par s’accuser mutuellement de haute trahison envers le pouvoir suprême.
    — Au lieu de continuer à dire la vérité. Qu’ils n’avaient rien à se reprocher, qu’ils étaient fidèles au Parti et qu’ils croyaient aux lendemains meilleurs, ils se sont dénoncés de choses qu’ils n’avaient pas commises, poursuivit Andrei d’une voix qui faiblissait au fur et à mesure... Ils se sont accusé l’un l’autre. Des voisins qui voulaient montrer leur fidélité au Parti sont venus dire à ma grand-mère qu’à la fin ils s’insultaient.
    Sur ce dernier mot, sa voix se brisa et dans le petit salon feutré le silence avait pris une épaisseur étouffante. Cachée derrière son rideau, Sophie découvrait, effarée, un pan atroce de l’histoire des hommes. Elle non plus ne trouvait plus sa respiration. Les paroles d’Andrei sonnaient vrai. Et ce récit était pire qu’effrayant.
    — Depuis toutes ces années, reprit Andrei à voix basse, il n’y a pas une nuit où je n’ai rêvé à ce qu’ils avaient dû penser au tout dernier moment. Juste avant de mourir... j’aurais voulu... ne pas leur survivre.
    Un lourd silence s’installa, aucun des trois ne disait plus rien. Seule Chantal pleurait. Au bout d’un moment Gérard reprit la parole. Il expliqua que son père et lui avaient cru protéger la famille et la vie même d’Andrei en ne disant rien.
    — Papa nous a dit de garder ça pour nous. Il voulait préserver la mémoire de ses amis. Il disait que c’était leur rendre justice, qu’ils ne méritaient pas ce à quoi on les avait contraints par la torture et la peur, que personne ne méritait ça. Et c’est à cause de cette histoire terrible que, depuis, il doutait de tout. Il a beaucoup souffert, Chantal, et ce n’est pas à cause d’Andrei, c’est à cause de ses doutes. Il ne pouvait plus être le militant plein d’espoir et de convictions qu’il avait été.
    De longues minutes s’écoulèrent.
    — Avec Andrei, on va repartir travailler sur les chantiers, y a du boulot, reprit Gérard au bout d’un temps qui parut interminable à Sophie.
    — Et tu dis ça comme ça ! se récria Chantal. Tu dis ça comme si de rien n’était, comme si c’était normal et comme si c’était déjà fait. On doit se battre. Vous n’avez pas mérité de partir. Je veux que vous restiez... tous les deux.
    Chantal était sous le choc de ce qu’elle venait d’apprendre. Elle comprenait que, quand l’horreur est trop grande, ceux qui l’ont vécue préfèrent la taire. Alors elle ne trouva que ces derniers mots, où elle associait Andrei à son frère, pour lui laisser entendre qu’elle pardonnait le silence et qu’elle s’en voulait de l’avoir tant haï alors qu’elle avait tant voulu l’aimer. Mais elle ne put en dire plus. C’était trop lourd et il y aurait eu tant de choses à essayer de comprendre chez Andrei. Il avait toujours été si secret, si sombre.
    — Écoute, Chantal, reprit Gérard en revenant volontairement aux préoccupations du présent pour couper court à l’émotion qui les avait gagnés. Pour ce qui arrive aujourd’hui à cause de mon dérapage dans la coursive, il ne faut pas faire d’histoire. Tout le monde s’en mêle déjà trop. Le syndicat, le commissaire, cet officier, la bordée. Il faut arrêter cet engrenage, parce que, si on laisse faire, ça va dégénérer. Tu te rends compte si on va au conflit ? On fait quoi, la grève ? On bloque les machines ? En plein océan ? Tu nous y vois ? Et le France, tu l’y vois ? Je ne ferai jamais ça à notre paquebot. Pour lui, et d’abord pour lui, j’accepte la sanction et voilà tout. C’est la vie.
    Il y eut à nouveau un silence. À force de serrer le rideau parce que son émotion était grande, Sophie avait une crampe dans le bras et ses

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