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La passagère du France

La passagère du France

Titel: La passagère du France Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Bernadette Pecassou-Camebrac
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connaissait la force, parce qu’elle avait appris à avoir le goût du bonheur et qu’elle croyait en un avenir heureux, elle se sentait épargnée à la fois des illusions du paradis, mais aussi des réalités de l’enfer. Sophie savait bien qu’en ce moment même, alors qu’elle voguait sur ce bateau dans un décor de rêve, sur un autre continent, en Algérie, la guerre menaçait et des familles entières s’inquiétaient pour leur avenir. Elle avait aussi entendu parler de la torture qu’on y pratiquait au nom de la guerre, mais cela restait abstrait, lointain, dans les reportages, ou les livres et les récits de l’Histoire. Les drames n’avaient pas dans la vie de Sophie la terrible consistance de la réalité.
    Andrei, lui, était réel. Il n’avait pas parlé longtemps, mais sa voix avait résonné de façon étrange. Est-ce parce qu’elle repensa à la lame d’acier qu’il avait tirée de sa poche, toujours est-il qu’il lui sembla que cette voix saignait. La torture qui avait été infligée aux parents d’Andrei par les hommes de Staline pour qu’ils en arrivent à se trahir, eux qui s’étaient tant aimés, cette torture qui avait eu lieu il y a plus de vingt-cinq ans continuait à ronger leur fils jusqu’au sang. Le calme trompeur d’Andrei dissimulait une plaie béante. Maintenant qu’elle l’avait entendu raconter son passé de sa propre bouche, Sophie percevait le danger de cette douleur dans tout ce qu’Andrei était. Son corps trop sec, presque noueux, cette blessure qui rayait sa joue, son regard qui semblait ne rien accrocher du réel. La douleur était en lui, pire qu’une arme qui tue une fois pour toutes, elle avait traversé les jours et les années, et même les continents. Elle ne s’arrêtait pas. Il suffisait d’approcher Andrei une seule fois, comme Sophie venait de le faire, pour comprendre qu’il ne serait jamais un homme comme les autres. Ce qu’il avait vécu avait été trop dévastateur.
    Sophie regarda autour d’elle. L’appartement était d’un calme et d’une douceur infinis. Les femmes de cabine avaient changé les fleurs et un splendide bouquet d’oeillets blancs s’élevait dans un haut vase de baccarat. Le jour ensoleillé brillait sur la table de verre et il éclairait l’oeuvre de Brayer d’une lumière franche. Un fragment de Provence semblait s’être posé dans le salon. On aurait presque entendu les cigales. Sophie aurait dû être comblée, elle se sentait seulement à bout de forces. Une tristesse la submergeait. La vie d’Andrei, de Chantal et de Gérard modifiait la couleur de son propre voyage. Elle savait l’injustice qui se préparait contre eux, et elle savait aussi l’impunité de ses amis, premiers responsables de ce qui allait se passer. Pour de simples bouteilles jetées négligemment par des fêtards nocturnes, Andrei et Gérard allaient subir l’injustice du sort. Qu’allait-il se passer pour eux ?
    Sophie se le demandait tout en regardant bouger la lumière du soleil sur la trame des rideaux. Les voiles blancs de la baie vitrée étaient si légers, et le soleil y dessinait de si joyeuses clartés, au rythme des reflets de l’océan, qu’il semblait impossible en pareil moment de lumière d’imaginer que l’humanité ne soit pas faite que de bonheur. La vie avait de ces douceurs simples... parfois.
    Une autre pensée vint alors se superposer à la précédente. Une autre image, d’autres rideaux blancs sur de hautes fenêtres. Celles de la maison du Sud-Ouest, où vivait la famille de Sophie. Dans sa maison de Bigorre, au pied des Pyrénées, il y avait de la lumière et aussi des ombres qu’il n’y avait pas dans ce salon Provence éclairé au néon jusqu’au moindre recoin. Une pénombre due aux volets qu’on entrebâillait pendant qu’au-dehors le soleil brûlait les herbes des champs et ramollissait le goudron des routes. Sophie avait toujours aimé ces heures intérieures quand, des murs épais et des objets du quotidien des familles, resurgissent les âmes anciennes. Contrairement aux atroces souvenirs d’Andrei, les âmes des disparus de la maison du Sud-Ouest ne saignaient pas, elles ne transmettaient pas de ces douleurs abominables qui empêchent les enfants de dormir. Elles étaient apaisantes, elles parlaient de la vie qui va, des soirées en famille, des travaux des champs et des usines, des machines nouvelles qui facilitaient la vie, des fêtes de village et des cousins qui arrivaient du

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