La passagère du France
Gérard, hors de lui. Et c’est le tien aussi. Tu la connais, son histoire ! Il est arrivé seul, orphelin. Tu le sais que ses parents ont été tués en Russie dans des conditions atroces.
— Non, justement ! cria Chantal. Je ne sais rien. Papa t’a tout dit à toi, et rien à maman et à moi, comme si on n’était pas capables de comprendre. Alors un jour, maman est partie, et aujourd’hui je sais pourquoi. Il aurait fallu qu’elle la ferme et qu’elle accepte tout sans qu’on lui explique rien. Et moi ? Ça veut dire quoi maintenant de me dire que je sais tout, alors que justement vous êtes bien placés pour savoir que je ne sais rien, puisque vous n’avez rien dit !
— Ce n’est pas vrai. Papa a parlé à maman de ce qui se passait là-bas, de ce qu’il avait ressenti.
— Tu penses ! Il a seulement dit que les parents d’Andrei étaient morts à cause de Staline qui avait décidé de faire du nettoyage parmi des « traîtres ». Mais moi je sens qu’il y a autre chose. J’ai horreur de vos secrets. Toute mon enfance et ma jeunesse, il y a eu ce silence autour d’Andrei, sa complicité avec toi et papa. Et moi vous m’avez toujours exclue. Pourquoi ? Tu peux me le dire ?
Chantal avait tout avoué, la rage qu’elle contenait depuis si longtemps avait enfin éclaté.
— On n’a rien dit pour te protéger, répondit Gérard, bouleversé et pensant tempérer sa colère.
Mais ce fut l’inverse. Chantal n’entendait pas se contenter d’une réponse qui n’en était pas une. Elle était hors d’elle, surtout qu’Andrei ne réagissait toujours pas.
— Me protéger ? Et de quoi ? Je hais tes grands mystères, j’en ai rien à faire aujourd’hui et je vous le dis bien en face à tous les deux : ça ne m’a protégée de rien, au contraire, ça nous a rongés et ça a tué la famille. Maman est partie, papa est devenu alcoolique et il est mort, et toi tu fais semblant de croire que c’est pour me protéger ! Fais attention, Gérard, je pourrais partir moi aussi et ne plus jamais te revoir, puisque tu me mens encore après toutes ces années !
— Assez ! Je vais le dire, moi, ce secret.
Andrei venait de sortir de son mutisme et, au ton de son intervention, Chantal se calma aussitôt. Gérard tenta de s’interposer, en vain. Andrei était décidé à parler. Lui aussi en avait assez. Toutes ces années à sentir peser sur lui le poids menaçant du regard des uns et des autres, la culpabilité dès l’enfance et durant toute sa vie d’un mal terrible dont il n’avait en fait été que la première victime, c’en était fini. Il fallait raconter. Tant pis pour les idéaux de ses parents qui avaient rêvé d’un monde meilleur, tant pis pour ceux du Parti et des chantiers qui avaient cru aux lendemains qui chantent. Il avait assez payé, et Chantal aussi. Il comprenait que ce qu’ils avaient voulu lui cacher pendant toutes ces années avait fait des dégâts considérables. Ce secret, ce qui n’avait pas été dit par le père de Chantal parce qu’il ne voulait pas porter tort à son parti et à ses amis, avait rongé les femmes de cette famille qui l’avaient accueilli. Et ça avait été pire que tout. Il l’entendait dans le cri de souffrance de Chantal.
Alors il commença à raconter d’une voix lente et posée, en prenant soin des mots qu’il employait, ce qu’il gardait enfoui depuis des années, ce secret qui n’était que l’histoire des hommes emportés par le flot de la Grande Histoire et broyés par elle. Il raconta ses parents, leur rêve, leur mort, ce qui n’avait pas été dit parce que c’était indicible. Qui les aurait crus ?
— Ce qu’il y a eu d’abominable dans la mort de mes parents, c’est qu’ils ne sont pas morts tués comme d’autres lors des purges sauvages de Staline...
Chantal écoutait Andrei et avait ouvert tout grand ses oreilles pour savoir enfin. Elle s’attendait au pire, mais elle ne se doutait pas de ce que cela pouvait recouvrir. On commençait à entendre parler des fameuses purges de Staline qui avaient décimé l’élite intellectuelle de
Russie et tué les révolutionnaires de la première heure. Mais on ne savait pas tout.
Avec une voix blanche, sans émotion apparente, Andrei raconta la terrible histoire de son père et de sa mère.
— On est venu chercher mon père et ma mère un jour, en plein après-midi. J’étais là. Ils ne comprenaient pas ce qu’on leur voulait, mais je sentais
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