La passagère du France
Béarn et du Pays basque pour les grandes tablées. Elles parlaient des chants du pays qu’on entonnait tous ensemble et d’un monde où tout semblait aller de soi pour le meilleur, où tout était en devenir et où les femmes ne portaient plus dès le premier deuil ces habits noirs qui ne les quittaient plus jusqu’à la fin de leur vie, mais s’habillaient de couleurs. Dans toutes les familles on achetait de nouvelles voitures, des 204 Peugeot, des Ami 6, des Simca 1 000, et on entendait régulièrement cette phrase dite avec enthousiasme à propos des uns ou des autres : « Ils font construire. » Car le bâtiment allait bon train. La vie fleurissait pour tous et partout dans cette France des années 1960, comme un printemps qui ne s’arrêtait pas.
Loin de la hanter, les souvenirs de Sophie la protégeaient de la peur et de toutes les angoisses de la vie. Au contraire des souvenirs d’Andrei qui ne croyait plus en rien, ils ouvraient devant elle un chemin confiant.
— Mais où étais-tu passée ? Qu’est-ce que c’est pénible d’avoir toujours à te chercher partout !
Béatrice venait d’entrer dans le salon et à la tête qu’elle faisait on ne la sentait pas disposée à une aimable conversation.
— Pourquoi ? Tu me cherches ? répondit Sophie en émergeant de ses pensées.
— Elle est bien bonne celle-là ! Et le cinéma, alors ? Je croyais qu’on avait rendez-vous devant la salle pour la projection. Je te signale qu’à cause de toi j’ai failli manquer la séance. Je t’ai attendue devant les portes, heureusement que les autres m’avaient gardé une place. Non sans mal d’ailleurs, parce qu’il y avait foule, c’était plein à craquer.
— Mon Dieu, j’avais complètement oublié le film ! s’exclama Sophie qui se remémora soudain qu’elle tenait à voir non pas le La Fayette de Dreville que l’on diffusait en raison du symbole qu’il représentait pour l’amitié franco-américaine, mais le documentaire d’Étienne Lallier sur le lancement du paquebot France et sa construction.
— C’était génial, dit Béatrice, trop heureuse d’en rajouter. Ils ont tout montré, c’était passionnant. Et puis c’était la séance à ne pas rater, il y avait Juliette Gréco qui va donner le concert ce soir, et aussi Tino Rossi avec sa femme et leur petit garçon. La folie ! Et la salle, je te dis pas. Un rêve ! Des fauteuils à accoudoirs pour chacun et une hauteur incroyable sur deux niveaux. C’est bien simple, sur six cent soixante-deux places, il n’y en avait pas une de libre ! Michèle Morgan est arrivée au dernier moment avec le président d’honneur de la Compagnie générale transatlantique, Jean Marie, et Gustave AnduzeFaris, le président actuel, et sa femme. On leur avait réservé les meilleures places au rang du milieu de la salle...
Béatrice adorait montrer qu’elle connaissait les gens qui comptent, cela semblait lui donner une légitimité, comme si le fait de pouvoir citer leur nom la faisait entrer dans l’intimité de leur cercle. Sophie ne comprenait pas ce besoin et d’ordinaire elle envoyait Béatrice sur les roses avec son chapelet de mondanités. Mais là, elle laissait son amie vider son sac de connaissances, elle était ailleurs.
— Et je peux te dire que quand Michèle Morgan est entrée, tout le monde s’est retourné pour la voir. On entendait des murmures d’admiration... Qu’est-ce que ça doit être bien, quand même, d’être une star ! Tout le monde la regarde, elle rayonne. C’est là que tu vois que, quand on t’admire, tu es encore plus belle. On peut dire ce qu’on veut, mais ça compte beaucoup. Ça doit quand même être... fabuleux à vivre. Non ? Qu’est-ce que tu en penses ?
L’état d’esprit virevoltant de Béatrice était à l’opposé des heures graves que Sophie venait de vivre. Entendre raconter un pan d’une histoire humaine récente dans sa désespérante vérité, écouter les douleurs de ceux qui en ont été les victimes est une expérience qui ne laisse personne indemne. Les guerres, les règlements de comptes aveugles, les folies démoniaques des grands dictateurs de l’Histoire, il y a dans le cycle de l’humanité de véritables gouffres. Sophie s’était, bien malgré elle, penchée au bord de celui de Staline.
— Tu m’écoutes ! A quoi tu penses encore ?
— Ben... marmonna Sophie, qui fit un effort de concentration, à rien. Mais... j’aurais bien aimé voir
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