La passagère du France
derrière le rideau et se mettre en situation de devoir expliquer ce qu’elle y faisait ? Y rester et attendre ? Après réflexion, elle se décida à sortir quand elle s’aperçut que, de l’autre côté du rideau, la conversation s’était interrompue. Elle tendit l’oreille, pas un bruit. Ce silence la plongea dans une grande perplexité. Que faisaient-ils ? Qui étaient ces deux hommes ? L’un avait dit « soeurette », c’était sans doute le frère dont Chantal lui avait parlé, et l’autre, son ami des machines. Mais pourquoi s’étaient-ils enfermés ? Une inquiétude l’envahit. Coincée derrière le rideau dans une attitude inhabituelle, elle se laissa gagner par un profond malaise. Elle pensa bien à sortir et à quitter le salon par surprise, mais Chantal avait refermé la porte. Elle se sentit prise au piège. Dans sa tête, et après ce qu’elle avait vécu dans la nuit, les suppositions les plus rocambolesques commencèrent à germer et elle se retint de respirer pour que personne ne soupçonne sa présence.
— On va devoir quitter le France, Chantal, reprit soudain la voix du frère. On ne peut pas continuer à laisser la bordée en porte à faux avec le syndicat et la direction. Ils ont fait ce qu’il fallait, mais après ce qui s’est passé cette nuit, c’est à nous de prendre nos responsabilités.
Sophie ne le voyait pas, mais au son de sa voix et à la façon lente et abattue avec laquelle il s’exprimait, elle mesurait l’émotion qui l’étreignait.
— Quitter le bateau ! Tu dis ça pour me faire peur ! C’était Chantal. Sophie tendit l’oreille, elle ne comprenait pas bien, Chantal parlait à voix basse.
— ... Non, Gérard ! Non, non et non ! Tu ne partiras pas ! Ce n’est pas juste, ce n’est pas toi qui dois payer, tu n’as rien fait de mal. Je ne veux pas...
Elle s’interrompit et Sophie l’entendit s’effondrer, en larmes. Elle hoquetait et, au rythme haché et douloureux de ses pleurs, Sophie comprenait la profondeur de son désarroi. Chantal avait haussé le ton, elle en voulait au monde entier. Elle ne comprenait pas pourquoi le sort s’acharnait toujours sur les mêmes, sur eux, les plus démunis et qui avaient enfin trouvé la paix et le bonheur dans le travail.
— Mais pourquoi tu es allé là-haut hier soir, Andrei ? cria-t-elle soudain. Pourquoi ? Si tu n’avais rien fait, l’affaire serait oubliée, personne ne voulait qu’il y ait de problème, mais maintenant que cet officier t’a vu une deuxième fois et que Gérard s’est dénoncé pour te sauver la mise, on est fichus. A cause de toi, encore ! Tu nous as porté malheur et ça continue ! Papa n’aurait jamais dû te ramener de Russie, il est mort et c’est toi qui aurais dû mourir. Avant toi, on était bien, mais depuis, c’est l’enfer !
Andrei était devenu blême. Tout en parlant, Chantal le regardait et il soutenait son regard, mais il ne disait rien. Ce qui augmentait la colère de cette dernière. Elle aurait tant aimé qu’il réagisse, qu’il la prenne à partie, en vain. Derrière la porte, Sophie retenait son souffle. Elle réalisait que cet homme que Chantal appelait Andrei était celui qu’elle avait vu tirer un couteau de son pantalon. Ce revirement de situation l’avait totalement prise au dépourvu. Elle sentait monter la rage de Chantal aussi forte que son désespoir et une autre histoire que celle qu’elle avait imaginée commençait à se faire jour. Cette serveuse lui avait donc bien dit la vérité quand elle était venue lui demander de l’aide. Un drame terrible se jouait entre elle, son frère, et cet Andrei. Étaient-ils complices de quelque chose, s’était-il passé quelque chose d’irréversible, mais quoi ? Qu’avait fait Andrei ?
— Tu ne penses pas ce que tu dis, Chantal, reprit la voix de Gérard. Andrei n’y est pour rien. C’est lui, au contraire, qui s’est mis en danger en revenant sur cette terrasse arrêter le photographe et ses lancers de bouteilles, pour ne pas que je l’entende et que je me remette en rogne.
— C’était idiot ! Ce photographe n’avait qu’une bouteille, je l’ai su par Francis.
— Oui, peut-être, mais Andrei ne le savait pas.
— Tu défends toujours Andrei ! Même contre moi tu le défendrais ! Et moi je ne pense qu’à toi, qu’à t’aider ! On dirait que c’est lui, ton frère, et que moi je ne suis rien !
— Mais c’est mon frère, Chantal ! s’écria
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