La passagère du France
le document sur la construction du France. Tu crois qu’ils le repasseront ?
— Le repasser ! Tu es folle ? Toutes les soirées sont prises, ce soir c’est la soirée de gala avec le concert de Juliette Gréco. Elle va chanter son succès,... heu... zut je l’ai sur le bout de la langue. Aide-moi, je ne trouve pas le titre...
— Si tu t’imagines, fillette, fillette.
— Oui ! Voilà, c’est ça ! Et demain soir, il y a le concert de piano puis le bal costumé au profit des oeuvres de la mer. J’ai entendu dire qu’il y aurait aussi un concours de twist. Tout est programmé. Alors pour le documentaire, tant pis pour toi, tu dois en faire ton deuil. Il était génial. Moi, j’ai été impressionnée par l’envergure du chantier avec les hommes tout petits qui soudaient sous la grosse coque noire. Il fallait voir ! On avait peur pour eux, si les cales avaient bougé, ils auraient été écrasés comme des mouches ! Affreux ! Et puis après il y a eu tout un passage sur la décoration, et c’était étonnant d’entendre tous ces différents corps de métier discuter pour le moindre détail, les tissus, les couleurs, les matières, les éclairages, le mobilier, les vases et jusqu’aux fleurs qu’on mettrait dedans. Du début à la fin de la construction, on a senti la passion qui guidait ces gens. J’ai appris plein de choses !
Essoufflée par son compte rendu à vive allure, Béatrice, qui était restée debout jusqu’alors, s’assit dans un fauteuil
— Et toi, demanda-t-elle, où étais-tu passée ? Sophie attendit qu’elle soit bien calée et qu’elle ait repris sa respiration. Puis, calmement, elle raconta ce qui lui était arrivé.
Béatrice écoutait, incrédule, le passé d’Andrei en Russie et l’histoire du père de Chantal et de sa famille détruite. Mais, au moment de raconter la lutte sur la terrasse, Sophie omit l’épisode du couteau d’Andrei. Quelque chose la retint, elle se disait que Béatrice n’était pas l’interlocutrice idéale pour ce genre de révélation. Elle hurlerait qu’il fallait dénoncer Andrei et irait voir le commissaire. Or, depuis qu’elle avait surpris le marin en prière dans sa solitude, Sophie sentait qu’il ne le fallait pas. Elle aurait voulu plutôt en parler avec l’officier, ce qui en plus aurait été une bonne façon de le revoir. Mais elle ne savait pas encore comment s’y prendre parce qu’elle ne voulait pas lui avouer qu’elle était cachée sur la terrasse au moment de la lutte. Elle pensait qu’il n’aimerait pas avoir été surpris dans ce moment violent. Alors elle ne dit rien, et reparla de l’accident de la bouteille de champagne. Béatrice, visiblement contrariée qu’elle y revienne, fronça les sourcils. Sophie expliqua l’engrenage qui s’était ensuivi après ce geste idiot, et la sanction de licenciement pour faute grave que risquaient Gérard et Andrei.
— Tu te rends compte, à cause de cette fichue bouteille, ces deux hommes vont devoir quitter le France ! Le navire qu’ils ont construit et qui est toute leur vie. C’est quand même incroyable !
— Oui, et surtout c’est complètement idiot ! jeta négligemment Béatrice qui ne voyait pas où Sophie voulait en venir avec tout ce charabia.
— Idiot ! s’exclama Sophie, qui trouvait la remarque sérieusement déplacée. Injuste, tu veux dire ! Terriblement injuste. Et je peux te dire que, eux, ils ne rient pas.
Béatrice n’avait aucune envie de sortir des mondanités qu’elle n’avait pas encore fini de raconter dans le détail. Elle s’agaça :
— Si on ne peut plus faire la fête sans que ça fasse un drame, c’est la fin de tout ! Cette histoire de bouteilles, c’est la faute de personne. C’est le destin, c’est tout. On n’a rien fait de mal, des fêtes à la russe, ça se fait partout et ça n’a rien d’illégal. On n’y peut rien si c’est tombé sur la tête de ce pauvre type.
— Ce pauvre type ! Tu as de ces expressions !
— Écoute, tu veux quoi ? Qu’on aille dire que c’est nous, que c’est notre faute parce qu’on avait un peu trop bu et qu’on a jeté des bouteilles par-dessus bord ! C’est ça que tu veux ? Dis-le ! Je peux le faire, je peux, si tu veux, aller chercher les autres, et on dira au commissaire que c’est nous.
— Si ça servait à quelque chose, je l’aurais déjà fait sans hésiter. Mais ça ne servirait à rien. Ce qu’ils reprochent à ces marins, ça
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