La passagère du France
n’est pas que l’un d’eux ait été blessé par la bouteille, tu t’en doutes. Ce qu’ils leur reprochent, c’est de ne pas avoir gardé leur calme.
— Ah, tu vois ! Et c’est vrai, d’ailleurs. Je ne vois pas pourquoi ces marins se sont tant énervés, il n’y avait pas matière ! Ce paquebot est fait pour le plaisir et la fête, pas pour voyager en se couchant à la nuit tombée comme des vieux sans boire ni danser.
— Mais ils y tiennent, eux, à leur bateau, et ils sont là pour en prendre soin. Alors d’entendre que vous jetiez des bouteilles contre cette coque magnifique qu’ils ont eu tant de mal à souder, ça les a révulsés. On peut comprendre, non ?
— Je suis d’accord qu’hier soir nos amis sont allés beaucoup trop loin avec toi sur la terrasse et que ce qu’ils ont fait était très dangereux, mais l’autre soir on avait juste un peu trop bu et lancé quelques verres. On ne va pas non plus battre notre coulpe pendant tout le voyage à cause de ça !
— Pourtant, tu devrais... Ça ne te fait rien de savoir que ces deux hommes vont être sanctionnés alors qu’ils prenaient seulement soin de leur navire ?
Béatrice fit un geste désabusé de la main. Elle entendait balayer cette histoire et passer enfin à autre chose.
— Écoute, dit-elle d’un ton vif, j’en ai assez de t’entendre parler de ça. Si l’état-major veut licencier ces marins, il sait ce qu’il fait.
— Non justement, puisqu’il n’est pas informé de tout.
— Mais qu’est-ce que tu en as à faire ! C’est insupportable à la fin ! S’ils sont dans cette situation, c’est qu’ils le méritent. C’est parce qu’ils travaillent au fond du bateau au lieu d’être comme nous à se promener sur les ponts supérieurs que tu te sens concernée ? D’habitude, ça ne te fait ni chaud ni froid, et parce que, aujourd’hui, ça te touche, moi je devrais pleurer ? Ils n’avaient qu’à pas aller travailler aux machines. Tout le monde ne réussit pas sa vie. Il y a des injustices, on le sait. Il y a toujours eu les riches et les pauvres, les bien et les mal lotis. Ça n’est pas nouveau et ce n’est pas toi qui vas changer cette évidence du jour au lendemain. Tu es en train de nous gâcher le voyage ! On a beaucoup mieux à faire et ça n’est pas notre problème. Passons à autre chose !
Ce ton, cette assurance, Sophie d’ordinaire ne les aurait pas approuvés, mais elle n’en aurait pas fait toute une histoire. Là, les mots de Béatrice résonnèrent d’une autre façon, crue, violente. Elle explosa.
— Mais tu te rends compte de ce que tu dis ? cria-t-elle en se levant d’un bond de son fauteuil. Comment peux-tu dire des choses pareilles ! Que ces gens ont mérité ce qui leur arrive ? Que ça n’est pas notre problème ! Et comment, que c’est le nôtre, de problème, puisque c’est toi-même qui l’as provoqué ! Je te préviens, tu as intérêt à changer de discours et à réfléchir au plus vite à ce qu’on peut faire pour ces deux marins, parce que, moi, je ne vais pas accepter qu’ils subissent une pareille injustice sans bouger le petit doigt. Pour le coup de la bouteille, tu es sacrement responsable, puisque tu l’as jetée !
Refroidie par la virulence soudaine et très inhabituelle chez Sophie, Béatrice préféra ne pas en rajouter. Elle ne comprenait pas ce qui se passait. Bien que détestant l’idée de se mêler de cette affaire et ne voyant pas pourquoi son amie y tenait à ce point, elle n’était cependant pas aussi sûre d’elle qu’elle voulait bien le laisser croire et elle réfléchissait à l’attitude à tenir. Il lui fallait d’abord calmer la colère de Sophie qui semblait très remontée. Cette soirée « à la russe » où elle avait trop bu, Béatrice la regrettait mille fois, pas à cause de ces deux marins dont le sort lui était indifférent, mais à cause de ce photographe par lequel elle s’était laissé séduire et qui s’était ensuite montré odieux. Et elle n’avait aucune envie que cette soirée qu’elle souhaitait voir définitivement passée aux oubliettes revienne sur le tapis à cause de ces marins et de Sophie.
— Bien, fit-elle calmement. Et tu comptes t’y prendre comment, pour aider tes marins ? Tu vas aller voir le commandant et lui dire avec un grand sourire : « Monsieur le commandant, ne faites pas de mal à ces pauvres hommes. Ils n’y sont pour rien, c’est la faute de mon amie
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