La passagère du France
on ne revient plus en arrière, je te préviens.
Béatrice hésita. Sophie était si incontrôlable parfois. Quand elle voulait accomplir une chose à laquelle elle croyait, elle ne s’embarrassait pas des obstacles qui se dressaient devant elle. Elle avait tendance à faire comme s’ils n’existaient pas. Béatrice aurait bien déclaré forfait, mais elle était trop concernée par cette histoire pour s’en désolidariser aussi facilement.
— Je ferai comme on a dit mais j’ai quand même le droit de m’interroger, non ? Ce n’est pas simple, ce qu’on va faire.
— Ne te pose plus de questions et ne traînons pas. On a rendez-vous dans deux minutes à la manucure, puis on enchaîne avec le coiffeur et le maquillage. Pour l’arrivée à New York et pour ce qu’on a à faire, on doit être calmes et belles. Irréprochables !
— À quelle heure on arrive exactement ?
— Vers midi et demi, une heure, par là.
— Et nos robes ?
— Chantal nous les apporte dès qu’elles sont prêtes. Elle les pose sur le lit où on les trouvera au retour du maquillage.
— Tu crois que la Michèle les aura repassées ?
— Mais bien sûr. Je te répète qu’elle a bien compris qu’on fait tout ça pour Chantal et elle va suivre, t’inquiète pas.
— Et les autres ?
— Je ne me fais pas de souci pour les autres non plus. Béatrice leva les yeux au ciel. Avec Sophie les gens étaient toujours aimables et parés des meilleures intentions. Elle voyait le meilleur plus que le pire.
— Aucun souci, aucun souci, c’est vite dit... grinça-t-elle.
— Arrête ! On file sinon on va être en retard. Sors, je ferme.
Béatrice respira un grand coup et sortit en se demandant pour la énième fois ce qu’il lui avait pris le premier soir, sur cette terrasse, de jeter une bouteille de Champagne à la mer. Si elle avait su !
42
La lumière matinale de ce 8 février 1962 était exceptionnellement belle, comme si pour l’arrivée du France à New York le ciel lui-même avait compris qu’il devait donner le meilleur.
Sophie souriait, sûre d’elle.
Entre l’Académicien et Béatrice, comprimée à l’avant du paquebot par les centaines de passagers qui se pressaient sur les ponts et s’agglutinaient les uns aux autres, elle ne se souvenait pas d’avoir jamais été à la fois aussi concentrée et aussi calme. Ce 8 février changerait quelque chose dans sa vie, elle le savait et pensait à l’officier en se demandant où il pouvait être en cet instant. Il était midi très exactement, le France arrivait à New York.
Il y eut les incontournables vérifications portuaires, l’attente, et, enfin, le longiligne paquebot put se diriger vers le chenal du port. Il passa lentement sous le Verrazano Bridge qui enjambe la rade de Brooklyn jusqu’à Staten Island et, déchirant la brume de l’hiver au pied des gratte-ciel de Manhattan, il entra dans la majestueuse baie d’Hudson avec une escorte digne des plus grands. Remorqueurs, embarcations privées, bateaux à pompe lançant des jets de toutes parts tels des feux d’artifice fluviaux, hélicoptères tournoyant dans le ciel, même la statue de la Liberté semblait avoir levé plus haut pour lui son flambeau de pierre. Les ponts et les quais étaient noirs de monde, ils étaient des dizaines de milliers à agiter la main. Une souris n’aurait pu y trouver sa place ni même y respirer tant ils étaient nombreux. Sur l’autoroute en surplomb de la 12e Avenue, dans un concert de klaxons, des centaines de voitures piégées dans les embouteillages inextricables tenaient elles aussi à rendre un hommage au paquebot français.
Ils étaient tous venus pour accueillir le France.
Et c’est alors que de légers flocons blancs s’éparpillèrent, gracieux, au-dessus de l’Hudson. Une larme d’émotion brillait au coin des yeux de l’Académicien. Lui qui, une heure seulement auparavant, avait encore la nostalgie de l’ancien New York aux murs de briques noires près desquels accostaient aux quais de la French Line les paquebots luxueux du temps de sa jeunesse, il ne s’attendait pas à être aussi bouleversé. Porté par cette joie américaine merveilleusement excessive, il oublia de ressasser que « c’était mieux avant » et il se sentit vibrer avec la même passion que celle du temps de sa jeunesse. Il profitait pleinement de cette joie nouvelle. Près de lui, l’écrivain Joseph Kessel, sourire figé sur les lèvres, semblait
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