La passagère du France
semblaient jamais seuls. On les enterrait même ensemble, dans des caveaux de famille où, à nouveau, ils étaient rassemblés en fratries. On gravait leurs noms côte à côte dans la pierre et il y avait toujours quelque descendant pour continuer à tenir leurs maisons et à fleurir leurs tombes. Il revoyait l’image de certains cimetières avec ces lourds caveaux et ces tombes fleuries. Et, lui qui ne pensait jamais à la mort, il se demanda qui graverait son nom sur une pierre grise. Qui viendrait se pencher sur son souvenir ? Cette étrange pensée lui fit peur, il n’avait jamais envisagé la vie comme ses camarades d’études qui, dès le samedi après les cours, rentraient dans leurs familles et avaient de petites fiancées qu’ils épousaient une fois leur diplôme obtenu. De ces vies dont on disait qu’elles étaient le cours des choses. Pourquoi sa vie à lui se trouvait-elle si éloignée de ce chemin qui avait l’air si simple pour tous ? Il aurait eu l’âge d’aimer depuis longtemps, et même d’avoir déjà des enfants. Or il était seul. Et ce qui le surprenait le plus, maintenant qu’il y réfléchissait, c’est qu’il ne se voyait pas autrement. Pourtant, et c’était bien là le paradoxe, il ne se voyait pas non plus sans l’amour d’une femme. Mais comment aimer et être aimé un jour si on n’a pas pour intention de fonder au moins un couple et de vivre ensemble, une famille stable avec une maison, des enfants qui grandissent ? Comment aimer si on ne projette rien ? C’est dans ces questions qui restaient sans réponse que l’officier Vercors trouvait sa limite. Et c’est pour cette raison que la femme qu’il avait aimée était partie un jour. Elle l’avait attendu en vain. Elle disait qu’elle voulait bâtir quelque chose avec lui, avoir des enfants, et lui ne pouvait pas répondre à cette demande pourtant si simple. Il aurait voulu aimer sans associer à l’amour un but précis. Il aurait voulu que l’amour, ce soit comme la mer, comme les océans mouvants, comme une étendue infinie.
Penché à l’arrière du paquebot, l’officier regardait les eaux bleues et blanches se refermer au loin derrière la ligne de passage du France. Pour la première fois de sa vie, il réfléchissait à son comportement et il essayait de savoir pourquoi il était ainsi. Le drame qui avait enlevé son père à sa famille de façon si brutale n’expliquait pas tout. C’est le mensonge qui avait tué en lui la confiance et fait naître un instinct de méfiance qui ne le quittait jamais. La violence qu’il avait vécue n’avait rien exorcisé, au contraire. Jamais, depuis le jour où il avait appris la vérité sur la mort de son père et sur le monde des mers aussi violent que le monde terrestre, l’officier Vercors ne se souvenait d’avoir eu confiance dans la vie. Quand il n’était encore qu’un gamin, un mystère planait. Ça l’avait fait grandir dans une immense instabilité intérieure que personne ne devinait et dont il était le seul à connaître les désastreuses conséquences. Depuis, il fuyait tout ce qui ressemblait aux familles, personnelles ou professionnelles. Où pourrait-il trouver la confiance pour y croire à nouveau, et pour aimer ? Il se surprit à en avoir envie, mais en y réfléchissant il doutait fort que cette passagère ait la force de la lui redonner. Il la revit sautillant avec sa robe de bal et ses chaussures à la main, descendant l’escalier en jouant à la star de cinéma, et il se dit qu’elle devait être loin du compte et qu’il ferait mieux de passer à autre chose.
Il poussa un soupir et releva le col de son caban, puis tira de longues volutes de fumée d’une cigarette brune. Ces Gitanes que personne ne fumait plus dans son milieu. Sur les ponts supérieurs, on préférait les blondes aux noms américains qui sonnaient mieux et qui donnaient le sentiment d’appartenir à une catégorie sociale plus moderne. Leurs paquets de couleur en jetaient quand on les posait ostensiblement devant le nez des filles, au comptoir des bars ou sur les tables. Mais l’officier était insensible à l’air du temps et aux codes d’appartenance sociale quels qu’ils soient, y compris à ceux de son corps d’origine. Comme la plupart des marins dans les ports et dans le ventre des navires, il n’aimait que les Gitanes au goût acre, et il était attaché à leur paquet bleu qu’il froissait au fond des poches de son caban de laine rêche.
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