La passagère du France
Par une sorte d’instinct primitif qui ne trouvait sa source nulle part dans ses ascendances familiales bourgeoises, l’officier aimait tout ce qui le reliait aux marins de la base. Et c’est à ce genre de détails aussi dérisoires qu’un paquet de cigarettes que les autres officiers percevaient chez leur camarade une différence qui ne cessait de les intriguer.
La fumée des Gitanes que l’officier Vercors faisait s’envoler haut vers le ciel de l’Atlantique interrogeait jusqu’au commandant qui notait en son for intérieur que, en dépit de sa parfaite discipline au travail et contrairement à ses égaux soucieux d’appartenir à une élite et de le montrer, son officier gardait une curieuse distance avec son grade et avec son milieu.
En le surprenant accoudé au bastingage à fixer les lointains comme s’il était seul au monde, le commandant se disait que Vercors semblait n’appartenir à rien. Sauf peut-être aux grands océans et à ses rêves. Et il ne pouvait s’empêcher d’éprouver pour cet officier si particulier un sentiment de tendresse mêlé de fascination.
— À quoi pensez-vous, Vercors ? lui dit-il en s’approchant.
L’officier se retourna et sourit. Il aimait ce commandant que les hommes surnommaient en riant « Brigitte Bardot », parce qu’en raison de son poste sur le France il était aussi photographié et sollicité par les médias que la star de cinéma qui était alors à l’apogée de sa beauté et de sa carrière. Dans la réalité, l’homme n’avait rien d’une star. Au contraire, il avait passé sa vie aux postes les moins en vue et les plus exigeants et il avait débuté sa carrière dans le cabotage aux Antilles. Depuis, il avait sillonné pour la Compagnie toutes les mers du globe et fait le tour du monde sur toutes sortes de bateaux, des cargos, des paquebots, à tous les grades.
— Et vous, mon commandant, à quoi pensez-vous ? répondit machinalement l’officier à cette question banale, la prenant comme un bonjour, une façon de parler sans but précis.
— Oh, vous savez, Vercors, j’évite de m’égarer. Avec ce navire de trois cent quinze mètres, je reste concentré.
L’officier, qui venait d’être surpris en pleine rêverie, sourit, gêné. Mais le commandant n’avait aucune mauvaise pensée.
— J’espère que je serai à la hauteur des espoirs de la Transat, Vercors. Le France a une mission de prestige et aussi une mission économique. On doit être viables, et garder le marché du transport de passagers ne va pas être simple. J’ai hâte de voir notre correspondant à New York. Il travaille pour nous là-bas et il a installé un réseau dense de relations, de Beverly Hills aux Grands Lacs. C’est un grand professionnel, on compte beaucoup sur lui...
L’officier écoutait son commandant avec intérêt, l’homme ne se lançait pas souvent dans de pareilles confidences. Il devait véritablement être soucieux, ou du moins très concentré sur les enjeux.
— Dites-moi aussi, Vercors, puisque je vous vois... L’officier dressa l’oreille.
— Vous êtes au courant de cette histoire d’hommes à la chaufferie qui auraient jeté des bouteilles de Champagne par-dessus bord ?
L’officier ne put se retenir de froncer les sourcils. Il avait cru comprendre que le commandant ne serait pas informé de ce souci et que le commissaire réglait seul l’affaire en amont. Or l’information avait circulé, et de la façon la plus détestable qui soit, c’est-à-dire complètement déformée. Ce n’était pas la première fois que l’officier entendait une histoire se modifier au fur et à mesure des interlocuteurs entre lesquels elle se transmettait. Une vérité devenait tout autre quand elle parvenait en bout de chaîne, et il avait remarqué que ce n’était pas obligatoirement par malveillance. Souvent c’était dû à ce qu’au lieu de l’énoncer clairement une fois pour toutes, elle surgissait par bribes, était mal interprétée et parvenait enfin à son destinataire final complètement déformée. Ce n’étaient plus les ouvriers qui avaient reçu les bouteilles sur la tête, c’était eux qui les avaient lancées. Un comble ! Il hésita. Que savait exactement le commandant et pourquoi lui posait-il cette question à lui au lieu de la poser en toute logique au commissaire ? Il comprit quand le commandant reprit la parole.
— Pour vous dire toute la vérité, c’est un bruit qui m’est parvenu par un
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