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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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visages hâves sous le clair de lune, si étranges sous leurs cheveux défaits et pendants ; elle les connaissait toutes, elle les avait vues souvent à l’église autrefois ; mais à présent elles avaient l’air de sorcières et lui faisaient peur. De lourdes femmes, trapues ou voûtées, osseuses ; des hommes sans barbe et en cheveux ; deux d’entre elles seulement étaient sveltes et encore jeunes. La nuit leur faisait d’immenses taches d’ombre à la place des yeux. Églantine sentait sa pensée se troubler et sa tête devenir vide, et elle ne sentait plus son corps. Et puis un choc violent la raidit, la secoua tout entière et elle tomba sur la pierre blanche en râlant.
    Les femmes du village s’écartèrent effrayées, et Églantine restait toujours là, allongée sur la pierre, se tordant comme un ver écrasé ; puis, après un grand soubresaut, elle retomba immobile sur la pierre. Aucune des femmes n’osait approcher, de peur que le mauvais esprit qui habitait la fille ne se précipitât sur elles. Elles restaient là, autour de la grande pierre, leurs offrandes à la main, contemplant avec terreur cet être maudit qui troublait et accaparait le pouvoir des dames du lieu. Il était clair que les eaux du pays s’étaient taries parce que cette créature ensorcelée avait fait dévier à son profit la volonté des fées, comme une pierre placée à la source fait dévier le cours du ruisseau. Elles l’eussent tuée, si elles avaient osé la toucher. Mais elle était chez elle ici, plus en sûreté que dans une tour de pierre. La lune éclairait en plein ce large et fruste visage aux énormes paupières brunes, à la grande bouche calme – un mince filet de sang noir coulait d’un des coins de la bouche, le long de la joue.
    La lune était déjà à moitié cachée par les cimes des arbres quand Églantine ouvrit les yeux. Elle vit les ombres debout autour d’elle et poussa un cri. « Morgue ! Morgue ! Je vois tout. Il y aura du feu et de l’eau et du sang. Vos hommes mourront dans le sang et vos bêtes dans le feu. Si je savais les mots pour faire venir l’eau, je ne les dirais pas, car mon heure n’est pas encore venue. » Puis elle sauta sur ses jambes et bondit, bouscula les femmes terrifiées et en trois sauts elle était près des arbres, et se perdit dans les taillis noirs. Jamais on n’avait vu une femme sauter et courir avec cette rapidité, on eût dit plutôt une bête sauvage. Les paysannes levèrent les mains pour se signer, mais la force qui était en ce lieu les en empêcha, et elles posèrent seulement leurs offrandes inutiles sur la pierre restée vide, et s’en retournèrent lentement au village, se disant qu’il allait arriver un malheur, et que les dames du pays ne feraient rien de bon cette fois-là.
    « Ô Morgue, change-moi en oiseau, que je m’envole, change-moi en couleuvre, que je me coule entre les herbes, ô Morgue, laisse-moi toujours errer dans ce bois auprès de l’âme de mon petit enfant damné. Que je devienne rossignol pour lui chanter des chansons, grive pour lui faire un nid de duvet, belette pour le réchauffer de mon corps. Car ma demeure n’est plus parmi les hommes, et je n’ai plus d’âme humaine à aimer. Je vais mourir de faim et de soif ici, change mon âme en oiseau de la forêt, je volerai au-dessus des chênes, je me poserai sur les bruyères et les mûriers, et sur les joncs des marais, je chanterai pour consoler la petite âme damnée qui danse sur l’eau noire du marais. »
    Cette petite âme vivante qu’elle avait perdue ne laissait pas de repos à Églantine depuis qu’elle vivait en forêt. Quoi, des filles perdues, des putains qui tuent leur nouveau-né vivant de leurs mains, celles-là mêmes se cachent jusqu’au dernier jour pour accoucher à terme et baptiser l’enfant avant qu’il meure. Et elle l’avait fait mourir avant terme et l’avait donné aux fées. Qu’il fût du vilain ou non, c’était tout de même une âme créée par Dieu. Mais peut-être était-il un petit elfe que les fées avaient fait germer en elle pendant son sommeil, ou conçu par les rayons de la lune ? Peut-être alors ne l’avait-elle pas vraiment damné, il l’était déjà avant. C’était pour cela qu’il avait l’air d’une petite grenouille, et avait des yeux d’écureuil. Et elle croyait retrouver son regard dans les yeux des lièvres et des pies dans la forêt. C’était pour cela que les bêtes n’avaient pas peur

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