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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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parvienne au tombeau de mon enfant, et que j’arrive à faire dire une messe à Jérusalem pour tous les compagnons à qui je le dois, pour Thierri, et pour André qui me l’a demandé en mourant, et après, je serai quitte de toutes mes dettes sur terre, je ferai placer Auberi en service en Terre Sainte, et pour Bertrand, qu’il aille où il voudra, il peut mendier seul aussi bien que moi – et moi j’irai vivre à Acre pour qu’on m’enterre dans la même tombe que mon enfant. »
    Pendant deux semaines, les trois pèlerins logèrent à l’hospice du couvent Saint-Jacques, puis l’arrivée d’une foule de pèlerins se rendant à Rome pour Noël les obligea à décamper. Les moines n’aiment guère les vagabonds qui s’éternisent dans l’hospice sous prétexte d’être pèlerins pour Jérusalem – combien d’entre eux arrivent en Terre Sainte, Dieu le sait, la plupart passent leur vie au port en essayant d’apitoyer les passants par leurs histoires de Jérusalem. Et puis, Bertrand était vraiment un pèlerin bien suspect, c’était à peine s’il se signait au passage du Saint-Sacrement, et il n’allait pas à la messe tous les jours, sous prétexte de maladie.
    Non que l’hiver fût dur à Marseille. Il n’y avait pas de gelées ni de neige. Mais le vent était froid, les pluies glaciales, et pour qui n’a guère de quoi se couvrir et peu à manger, le froid ronge jusqu’à l’âme, et on n’a pas la force d’y résister. Auberi tomba malade une quinzaine de jours avant la Noël. Une vieille femme qui vendait du poisson salé dans le port consentit, par charité, à loger l’enfant chez elle ; mais elle n’était guère riche, car elle rapportait presque toujours tout son poisson, chaque soir, en souhaitant tous les malheurs en ce monde et dans l’autre aux pèlerins français, bourguignons ou allemands qui trouvaient que son poisson sentait mauvais. « Eh ! que veulent-ils qu’il sente ? la cannelle ? ou la vanille ? du poisson, il faut bien que ça sente le poisson ! » De fait, Auberi étouffait au milieu de cette odeur de poisson ; mais du moins il était au chaud. Il toussait et râlait, et défaillait presque de fièvre. La vieille lui donnait à boire une eau graisseuse et tiède, qui sentait le poisson. À manger, il y avait encore du poisson, mais il n’en prenait guère. La bonne vieille se signait placidement, et commençait déjà à dire les prières des mourants. Puis elle ramassait son poisson – toujours le même – et s’en allait dans le port.
    Les deux aveugles avaient appris à trouver tout seuls le chemin de l’église, et s’asseyaient sur le parvis, parmi les autres mendiants. Bertrand, grâce à ses yeux crevés, recueillait toujours quelques deniers. Encore fallait-il tenir ferme pour ne pas se les laisser arracher par les voisins ; il les passait à Ansiau, qui les cachait dans sa Bouche : il était encore assez solide pour donner de bons coups de gourdin, à l’occasion. Mais, mendier sans guide, pour des aveugles, n’est jamais sûr ; deux fois, le vieux fut frappé par derrière et dépouillé de son argent. Le soir, les deux hommes, fourbus et gelés, rentraient chez la marchande de poisson et lui remettaient leur butin. Elle leur donnait du poisson et du pain.
    Ansiau s’allongeait à côté de la paillasse d’Auberi et passait ses mains sur la tête de l’enfant. C’était comme du feu. « Auberi, mon bel enfant, m’entends-tu ? — Oh ! oui, mon seigneur. — Vas-tu mieux aujourd’hui, Auberi ? — Oh ! oui, je crois, mon seigneur. » Mais dans la petite voix éteinte et résignée, il n’y avait que lassitude et désir d’être laissé tranquille. Auberi souffrait beaucoup. Il finit par se remettre, pourtant. L’avant-veille de Noël un vent tiède soufflait sur le port, le soleil chauffait comme en avril. Auberi, tout faible encore, put sortir enfin de la cabane de la vieille, s’appuyant sur le bras de l’aveugle. De la mer bleue et verte, une brise salée montait, caressant les visages, effleurant les cheveux ; l’enfant et le vieillard marchaient lentement, longeant les files de bateaux de pêche qui brillaient au soleil dans l’eau noire. D’immenses filets noirs s’étalaient partout sur les berges du port. Cela sentait fort l’algue et les seiches et le sel, et l’eau pourrie, et le bon air marin. L’enfant, par habitude, disait au vieux : « À gauche, mon seigneur, il y a des filets par

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