La Pierre angulaire
cœur tant de nuits de Noël tout illuminées et pleines de visages aimés, et dont rien ne leur restait plus que le son des chants et l’odeur d’encens et de cierges. Oui, même Bertrand gardait un trop beau souvenir de sa jeunesse pour ne pas prier à présent comme il priait étant enfant. Ils entrèrent à l’église aux trois quarts vidée, pour écouter encore les deux messes qui allaient suivre. À genoux sur les dalles jonchées de foin et de branches d’olivier ils restaient là les mains serrées sur leurs bâtons. L’immense fatigue qui leur brisait les membres les empêchait de penser et même de rêver. Et le carillon des cloches et les Alléluia qui résonnaient de toutes parts et sur tous les tons, les écrasaient à présent et leur rentraient dans le corps, se confondant avec la douleur des jambes engourdies, du dos courbé – et rien ne restait plus en eux qui ne répétât comme un cri ce douloureux Alléluia.
Ils passèrent le reste de la nuit dans la maison d’un riche armateur, qui, sortant de la cathédrale, eut l’idée d’inviter ces trois pauvres à sa table. Ils y furent servis par les filles du maître de la maison ; on leur lava les pieds, on les fit asseoir sur des coussins. Tous trois s’endormaient de fatigue et pouvaient à peine goûter aux bons vins et aux viandes fines qu’on leur offrait.
Mais Auberi était heureux comme un roi, et à travers ses paupières qui se collaient tout le temps, il voyait passer nappes blanches et vêtements brodés, et vaisselle d’argent, et chandelles à n’en plus finir, et visages souriants et roses et rouges. Il était un peu ivre, et riait, sa tête penchée sur la nappe de toile. Tout lui paraissait si beau, ces gens si bons, il pensait : « Quel beau Noël le bon Dieu m’envoie. » Il pensait aussi au château du Moustallet, à son seigneur, à son frère. Il se croyait presque revenu parmi eux.
Pendant quelques heures, les deux aveugles et l’enfant purent dormir sur de vraies paillasses et sous de vraies couvertures de laine.
Puis il fallut repartir, dans les rues balayées par le mistral. Les fenêtres des maisons bourgeoises étaient parées de courtines de couleur qui flottaient au vent comme des drapeaux. Des enfants en robes de dimanche couraient dans la rue chantant à qui mieux mieux des cantiques de Noël et l’air sentait la mer et le printemps. De longs cortèges sortis des églises parcouraient les rues et faisaient le tour des remparts ; le vent éteignait les cierges, balayait et soulevait les vêtements des prêtres, les jupes et les voiles des femmes, et l’image de la Vierge tremblait sous son baldaquin de brocart tout orné de roses de Noël.
Assis sur les remparts au-dessus du port, les aveugles écoutaient la mer et les bribes de chants que le vent apportait par moments. Auberi était allé se joindre à la procession.
« D’ici trois mois, pensait Ansiau, les bateaux de pèlerins vont faire voile pour la Palestine. Si nous manquons ce printemps, il faudra encore attendre un an ici – à moins de trouver place sur un bateau marchand qui y fait escale – il n’y a guère plus d’un mois de traversée et vers le mois de mai nous poumons être à Acre. Mais quoi, si peu qu’ils mangent, trois hommes coûtent tout de même, à nourrir pendant un mois. » L’idée de rester encore un an à Marseille lui faisait peur malgré tout. Tant qu’il s’était agi de marcher il avait eu du courage, mais attendre sur place – et sans trop d’espoir – et traîner toute la journée de l’église au port, du port à l’église, de pèlerin se changer pour de bon en mendiant, c’était une épreuve un peu dure pour un homme libre. Et puis il y avait quelque part cette Églantine inconnue dont la présence le hantait comme un mauvais rêve qu’on n’arrive ni à se rappeler ni à oublier tout à fait.
Et Bertrand écoutait sans se lasser le flux et le reflux des vagues dans le port, et le clapotis de l’eau entre les bateaux. Il avait vu la mer, à Perpignan, voilà bien des années. Il n’en avait gardé aucun souvenir précis. À présent, il aimait le bruit des vagues. Depuis qu’ils étaient à Marseille, c’était la seule chose qui arrivait à le distraire un peu de ses pensées. Et ses pensées tournaient toujours autour du même point – de la même question, si simple en apparence, si banale, et qui lui paraissait pourtant de plus en plus terrible : à quoi bon vivre ?
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