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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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Puy.

QUATRIÈME PARTIE
MARSEILLE
I
LES INCONSOLÉS
    Marseille, rouge et rose et grise, dans un pays gris et brun semé de pins et de cyprès.
    De tous côtés la mer s’étend, vert foncé, gris de plomb, striée de minces crêtes blanches. Dans le port derrière les remparts, des centaines de navires et de barques, voiles pliées, attendent les beaux jours. Le vent est glacial.
    Auberi n’avait jamais vu la mer et se sent pris de peur devant cet horizon derrière lequel il n’y a rien. Cela donne le vertige. Il n’avait jamais vu de ville aussi grande que Marseille – même Le Puy lui paraît tout petit à côté – il craint tout le temps de s’y perdre, de perdre ses aveugles ; il y a tant de monde, on dirait que c’est tous les jours foire. Tant de gens qui parlent des langages qu’on ne comprend pas, qui portent des costumes comme aucun chrétien n’en a jamais porté. On prétend qu’il s’y trouve même des infidèles, et des gens venus de Chine. C’est aussi la ville des voleurs, à ce qu’on dit, mais qui n’a rien ne craint rien. L’argent de Bernard de Castans était dépensé depuis longtemps, on vivait d’aumônes.
    Il s’était imaginé qu’il suffisait d’arriver à Marseille pour mettre le pied sur un bateau et filer droit en Terre Sainte. Mais non, à présent le vieux maître disait : « Le plus difficile c’est encore de trouver un capitaine de bateau qui veuille bien de nous. Et de toute façon, ils ne partent guère avant le printemps. »
    Ils étaient là, des centaines de pèlerins pauvres qui traînaient dans le port, mendiant, ou gagnant quelques deniers de-ci, de-là, à des travaux de débardeurs ou de portefaix – encore pour cela fallait-il guetter l’arrivée d’un navire, y être bon premier et jouer des poings. Ce n’était pas l’affaire d’Auberi.
    Certains de ces pèlerins attendaient leur tour depuis deux ans et plus, espérant toujours attirer l’attention de quelque seigneur charitable ou de quelque capitaine en veine de piété qui voudrait les embarquer pour rien. Ce n’était pas chose si rare – mais aussi trop nombreux étaient ceux qui n’avaient nulle part où aller, et qui se traînaient ainsi, de Saint-Jacques à Jérusalem, de Jérusalem au Puy, et du Puy encore à Saint-Jacques ou aux Saintes-Maries ou à Rome. Pour un vœu, ou pour l’âme d’un défunt, ou pour expier un péché, on attend bien ainsi un an ou deux, ou dix ans, tant qu’on finit par prendre goût à cette vie, parce qu’on a perdu sa place dans l’autre. Un pèlerin est quand même bien vu des bons chrétiens, et il a droit d’asile dans les couvents et les hospices.
    Ansiau était allé prier à la grande cathédrale de Marseille, celle qui contient les reliques de la Vierge et celles de saint Lazare, et il était tourmenté par la pensée qu’il y était déjà venu quatre fois – à l’aller et au retour de ses deux croisades – et qu’il n’arrivait pas à se la rappeler. De plus en plus la vision des choses lui échappait. Il en était obsédé parfois et se frappait la tête du poing comme pour en faire jaillir la vision d’un visage, d’une maison, d’un écu peint ou d’une fleur – tout se brouillait dans son cerveau, il se sentait redevenu aveugle une seconde fois.
    Devant la châsse qui contenait les fils du manteau de la Vierge, il restait là, agrippé à la grille, il entendait le crépitement des cierges, sentait leur chaleur, et essayait de les imaginer – ceci du moins, il le pouvait – il y en avait bien cinquante ; il n’avait pas de quoi en payer un seul, et en avait des remords : quel pèlerin était-il s’il ne pouvait offrir à Notre-Dame une seule petite lumière de quelques heures, lui qui mangeait et buvait et respirait l’air de Dieu depuis plus de cinquante ans, et voilà en quel état il se présentait à la bonne et douce Dame, pour une fois qu’il s’était décidé à consacrer sa vie à la prière. N’y a-t-il pas des mendiants qui jeûnent des jours et des jours, et thésaurisent leurs aumônes pour pouvoir offrir à Notre-Dame un chandelier d’argent ou un collier d’or ? Mais lui, il trainait avec lui ce mécréant, toujours malade et toujours exigeant – sans compter Auberi qui avait faim comme on a faim à treize ans – avec eux deux deniers sont partis plus vite qu’ils ne viennent ; et ils ne viennent pas tous les jours.
    « Ah ! Bonne Dame tant aimée, faites seulement que je

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