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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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pauvre brebis galeuse à la merci d’un loup – quel mal pouvait lui faire Herbert ? la marier à une brute ? la tuer ? lui-même eût dû le faire. Son cœur sentait quelque chose de pire, et il ne voulait pas y penser. C’est pourquoi le rappel avait été dur, et il était las et avait moins de force pour résister.
    Des souvenirs, parfois, lui revenaient encore : le souvenir d’Ansiet, tout enfant, de ses petites mains déjà un peu lourdes, larges, de vraies mains de garçon ; de ses petits pieds nus pataugeant dans des flaques d’eau. Puis il le revoyait grand garçon maigre perché sur un cheval trop grand pour lui. Puis toujours son esprit revenait à l’image des grandes mains osseuses et jaunes comme de la cire, croisées sur la garde d’une épée ; et d’un visage de cire, aux belles lèvres exsangues figées dans un sourire hautain et doux. C’était donc cela, la lumière de sa vie. C’était pour cela qu’il avait vécu pendant vingt ans. Ah ! lui, qui ne savait pas compter, il avait su compter les années, avant et après. Trente-neuf ans. L’enfant aurait eu trente-neuf ans à ces Pâques-ci. Un homme en pleine force.
    S’il avait pensé à mourir, à ce moment-là, comme Bertrand le lui avait demandé ? Mourir ? qu’importait, alors ? Il n’avait pas plus pensé à mourir qu’à vivre.
    Que lui était-il arrivé, le jour où il s’était mis à aimer cette enfant qui eût dû être la fille de son fils ? Tout en elle était contre nature, parce qu’elle était née d’une union contre nature. Son amour à lui était aussi contre nature. Elle était innocente, pourtant. Mais maudite. Il n’y avait rien à faire. Pas de pardon, pas de punition. Oublier.
    Avait-elle beaucoup pleuré en apprenant que son vieux père était parti ?
    Au confessionnal du couvent de Marie-Madeleine, les pauvres s’échelonnaient en longues files, attendant leur tour. Les confessions étaient vite expédiées, pourtant, à peine avait-on le temps de bafouiller son Confiteor. Mais la plupart des prêtres du couvent étaient occupés ailleurs, et conseillaient même à ceux qui n’avaient pas l’âme trop chargée d’attendre la confession publique du mercredi saint à l’église avant la messe. N’importe, chacun préférait encore attendre des heures et glisser son obole dans la main du prêtre, pour être pardonné personnellement. « Mon père, j’ai juré. Mon père, j’ai volé. Mon père, j’ai mangé de la viande en Carême. Mon père, je bois ; mon père, je bats ma femme et mes enfants. » Par pensée, par parole, par action et par omission – là tout est dit, bien sûr, mais c’était comme si on n’avait rien dit. On ne se sent pas pardonné tant qu’on n’a pas avoué, et on n’a pas de mots et pas de temps.
    Quand il y en a un qui s’attarde plus longtemps, les gens le regardent de travers quand il sort, se disant : « Il a dû au moins tuer ou piller des biens d’Église. » Riquet avait pleuré au moment de réciter son Confiteor  – il y avait bien dix mois qu’il ne s’était confessé, depuis son départ du couvent. « Fais vite, fils, que sert de pleurer ? Tu pleureras après. — Mon père, j’ai rompu mes vœux. — Quels vœux, fils ? — J’étais moine au couvent des frères noirs de Montélimar.
    — Tu dois revenir à ton couvent alors, et y faire pénitence. » Riquet promit de le faire. Il n’avait pas le temps d’expliquer qu’il devait auparavant faire un détour par Jérusalem.
    En sortant du confessionnal, il n’était pourtant pas fier : une telle nostalgie l’avait repris pour son couvent, et son bon père abbé, et ses anciens camarades de travail et d’étude, qu’il avait bien envie de plaquer là le vieux et son mécréant de compagnon. Après tout, c’était là son devoir. Il ne serait jamais réconcilié avec Dieu autrement. Avait-il donc lâché le couvent pour une vie facile ? Encore si ç’avait été pour vivre avec Maguelonne dans son hameau près des remparts de Castres – là, il eût souffert la faim de bon cœur et se fût attelé à la charrue faute de bœufs. Mais les filles honnêtes ont le cœur dur.
    Il n’avait à présent que la faim, la fatigue et, pire que tout, l’humiliation et le dégoût de soi. Au début, il avait fait ce métier de bouffon parce qu’il aimait rire et faire rire les autres, et n’y voyait pas de mal. Mais en quelques mois la lassitude était venue, et à

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