La Pierre angulaire

s’évanouir d’émotion. Il se trouvait, évidemment, toujours de fortes têtes qui en riaient, disant : « Il faut croire qu’ils en sortent eux-mêmes, pour le connaître si bien. » Mais tels qui en riaient n’étaient souvent pas plus rassurés que les autres : on avait vu des pluies d’étoiles filantes en plein hiver, il ne se passait guère de jour où l’on ne signalât une apparition du diable en personne, dans un couvent, ou sur une place, ou dans le port – il embrouillait les filets, détachait les bateaux, répandait des immondices sur les tables de réfectoires. Et jamais la misère n’avait été plus grande qu’en ce troisième printemps de la guerre sainte.
    Marseille n’avait jamais manqué de mendiants ; mais à présent, ils envahissaient la ville – tous des gens d’Albigeois et du Toulousain, des paysans, des artisans, des bourgeois même, qui ne trouvaient plus à manger dans leur pays. Même en plein jour, il n’était pas sûr de se promener dans les rues, et il fallait envoyer des soldats pour garder les marchés. Même en Carême des gens étaient assassinés pour une miche de pain. Et bien des pauvres avaient vraiment besoin d’entendre les prêches sur l’enfer pour ne pas se mettre à voler. Car Dieu sait que beaucoup avaient déjà tant souffert qu’il fallait leur mettre sous les yeux des supplices bien terribles pour leur faire peur encore. Et malgré cela, le pilori et le gibet ne chômaient pas.
    Mais on attendait Pâques comme une délivrance – comme si vraiment le Sauveur en personne allait venir pour emmener les pauvres en son paradis. Pour la plupart ce paradis allait être tout au plus un morceau de viande à une table de riche, mais donné pour l’amour de Dieu ; et c’était déjà quelque chose.
    L’arrivée de Riquet n’avait pas apporté la bonne entente dans la petite troupe – à présent, les deux aveugles se disputaient souvent, et se disputaient avec Riquet. C’était Ansiau qui gardait la caisse. Par crainte de vol, il gardait l’argent cousu dans sa ceinture et après il n’y avait plus moyen de lui en tirer, fût-ce un denier. Bertrand l’accusait d’avarice. Riquet aussi, parfois.« Tu n’avais qu’à ne pas me le donner, mon garçon, disait le vieux. Tu sais que tu peux aussi bien t’acheter un chapeau de laine et manger des galettes de blé devant moi : je ne le saurais pas. Ce n’est pas Auberi qui te dénoncerait. Vous deux, vous n’avez qu’à mener la belle vie ensemble.
    — C’est ça, traitez-moi encore de voleur, disait le jeune homme. Vous, vous laisseriez cet enfant mourir de faim. Il n’est plus la moitié de ce qu’il était l’été dernier, et Dieu sait qu’il n’était déjà pas gros !
    — Tu n’avais qu’à ne pas nous quitter, ami Riquet. Tu l’aurais mieux soigné que moi.
    — Vous ne devriez pas traiter ainsi ce garçon, compagnon, disait Bertrand quand les deux hommes restaient seuls, il nous a rapporté plus d’argent que nous n’en aurions gagné en trois ans. Songez qu’il perd peut-être son âme à le faire. Où voulez-vous qu’il trouve cela par des moyens honnêtes ?
    — Je ne lui ai pas dit de voler.
    — Mais vous ne garderiez pas sur vous de l’argent volé ?
    — Ah ! est-ce que je sais ? Qui sommes-nous maintenant pour faire les fiers ? J’ai bien dû faire pis dans ma vie, – autrement, pourquoi Dieu me punit-il ? »
    Depuis son évanouissement, la veille de Noël, Ansiau se sentait baisser. Sans qu’il sût très bien pourquoi, car il ne pensait pas à Églantine. Mais depuis ce jour-là l’idée folle qu’elle pouvait se trouver à Marseille avait comme pris corps en lui, et il était glacé d’effroi par toute voix de jeune femme, tourmenté aussi par la crainte de ne pas reconnaître sa voix, de ne pas pouvoir l’éviter, d’être reconnu. Et, chose étrange, il n’y pensait réellement pas – son corps y pensait pour lui, son corps toujours aux aguets depuis qu’il n’avait plus d’yeux pour le protéger – son cœur se mettait à battre comme une bête prise au piège lorsque par hasard il passait devant l’auberge et y entendait des rires.
    Horreur d’imaginer ce qu’on aime souillé et avili. Il avait tout pu supporter dans sa dure vie pleine de deuils mais, cela, son esprit ne pouvait même pas le saisir et le rejetait, d’instinct. Il ne voulait pas être injuste envers Herbert, ni s’avouer qu’il avait laissé sa