La Pierre angulaire
bien qu’une de ses jambes était bleue et l’autre brune ; sur une chemise de femme en soie verte, il portait une grosse veste en peau de mouton, et ses chaussures en fin cuir rouge étaient trop petites et trouées aux orteils. Il n’avait pas l’air bien fier, en approchant des aveugles. Il avait même rougi. « Voilà Riquet, mon seigneur, dit Auberi, il veut rester avec nous, maintenant. » Sa voix était toute molle de tendresse. Le vieux leva la tête.
« Te voilà, beau garçon ? Que nous veux-tu ? » Il n’eût pas parlé ainsi s’il avait pu voir le visage effrayé d’Auberi.
« Si vous voulez de moi, dit le jeune homme, j’irai bien avec vous jusqu’à Jérusalem.
— Eh ! des mots, mon garçon ! Il ne manque pas de belles filles, à Marseille. »
Riquet s’était détourné, les lèvres boudeuses.
« Si vous ne voulez pas, c’est autre chose, dit-il enfin.
— Mais non, il veut, Riquet ! Mon seigneur, dites-lui que vous voulez !
— Tu crois me faire une grande grâce, Riquet, de vouloir venir avec moi qui suis pauvre et infirme, et avec ce brave homme encore plus pauvre que moi. Je n’ai pas besoin de ta charité, Riquet. Dieu nous mènera où il voudra, et comme il voudra. »
Il y eut un assez long silence. Bertrand était plutôt fâché contre son compagnon, qui repoussait ainsi un homme valide pouvant les servir. Et Auberi se sentait comme perdu, et promenait son regard désolé de Riquet à son maître.
Riquet, qui s’était assis par terre à côté des aveugles, parla enfin.
« Dieu le sait, je m’étais attendu à un autre accueil, maître Pierre. Voilà des mois que je cours le pays pour vous retrouver. J’ai été jusqu’à Pamiers. Ce n’était pas pour mon plaisir non plus. Mais vous avez bien trop d’orgueil pour comprendre cela.
Je vous aimais bien, moi, et vous et mon petit cochon d’Auvergnat qui ne m’a pas oublié, et le seigneur Bertrand aussi, je l’aimais, pour tous les malheurs qu’il a eus. Je pensais : je peux encore rendre service à quelqu’un. Je voulais vous servir, moi, parce que je vous aimais comme un père, Dieu le sait, puisque j’ai perdu mon vrai père, et le père abbé qui était plus qu’un père selon la chair pour moi. À vous, je n’avais pas fait vœu d’obéissance. Et je suis revenu quand même. Ce n’est rien, cela, pour vous ? »
Le vieux ne répondait pas. Riquet, distraitement, formait par terre des croix avec des cailloux épars dans le sable. Le vieux releva la tête et secoua ses lourds cheveux emmêlés. « Non, fils, dit-il lentement, je ne suis pas orgueilleux. Mais quand on n’y voit plus, on a du mal à pardonner à ceux qui voient. » Riquet ne releva pas la tête, il continuait toujours sa mosaïque de croix sur le sable. Puis il effaça le tout d’un coup de main et tira de sa poche un morceau de lard fumé et un couteau.
« Ce n’est pas jour maigre aujourd’hui, dit-il. Vous en prendrez bien ? Auberi en prendra toujours, lui. Ah ! petit cochon d’Auvergnat, c’est encore à toi que j’ai joué le plus mauvais tour. Et tu ne m’en veux pas, toi. » Auberi soupira et se mit à dévorer la tranche de lard.
« Et ta belle – comment l’appelait-on – demanda tout d’un coup Bertrand, – Mahaut, – enfin, celle qui vendait les fromages ? »
Riquet releva la tête, tout étonné de voir Bertrand aborder un sujet aussi frivole. Puis il fronça les sourcils, son visage s’assombrit.
« Ha ! dit-il, les bourgeoises n’entendent rien à l’amour. C’est l’argent qu’il leur faut, ou des terres, ou du bétail. Je lui souhaite bien du bonheur. Je ne voudrais plus d’elle pour vingt marcs d’argent.
— Bien fait pour toi », dit Ansiau. Dieu sait pourquoi, il se sentait tout d’un coup mieux disposé à l’égard de Riquet ; il avait pourtant bien autre chose en tête que le souvenir d’une jeune fille qu’il n’avait jamais vue de ses yeux, et depuis longtemps oubliée. Mais il est des pensées mesquines qui peuvent ronger le cœur sans qu’on le sache. Brusquement, le vieux eut honte de sa rancune envers le jeune homme.
Riquet chantait dans les rues – à la sauvette, car il ne tenait pas à se faire corriger par des chanteurs appartenant à des confréries régulières – et faisait le pitre auprès de bourgeois riches qui avaient l’air d’aimer à bien rire : il les accostait dans la rue ou se faufilait dans les cours de leurs
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