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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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hôtels – il n’était pas toujours bien reçu. Mais parfois, à force de débiter des plaisanteries sur le maire, l’évêque, les échevins, le comte de Montfort, le roi d’Aragon, le roi de France et même sur le pape, il arrivait à amuser réellement son hôte et à se faire offrir un poulet ou une dinde ou quelques deniers. Une fois, il reçut un bon veston de laine, une fois des chaussures. Il avait aussi tout un répertoire de contes fort scabreux, des histoires de moines, de prêtres et de femmes plus ou moins légères, histoires qu’il avait apprises de jongleurs, sur la route, et qu’il arrangeait à sa manière, les contant en vers rimés.
    Un gros marchand de reliques – mais pas plus pieux pour cela – aimait tant ces histoires qu’il faisait venir Riquet à son hôtel tous les samedis et le laissait veiller chez lui fort tard dans la nuit. Riquet devait partager sa paillasse avec un nain un peu idiot et un vielleur. Le marchand était un homme nerveux et souffrait d’insomnies. Peu à peu, à force de parler de choses et d’autres, il finit par se prendre d’affection pour Riquet et, le sachant pèlerin pour Jérusalem, il lui proposa de lui donner une place sur un bateau qu’il avait, et qui devait aller chercher des reliques en Terre Sainte. Il fit la moue en apprenant que Riquet avait trois compagnons. Riquet promit de ramasser de l’argent pour payer au moins une partie du voyage. « C’est que pour l’aller je prends des pèlerins payants, disait le marchand, et puis, après tout, je serais bien bête de te laisser partir : tu me fais bien rire. — Oh ! mais ne vous en faites pas. Je reviendrai avec de bien plus belles histoires, sur le sultan, et sur le roi de Chypre, et sur les marchands de Saint-Jean d’Acre, et sur tous les couvents de là-bas ! C’est qu’il faut voir du pays pour apprendre du nouveau, hein ? ma tête n’est pas un puits sans fond. — Va, disait l’autre en riant, c’est du vice qu’il faut avoir, et tu en as à revendre. — Eh ! là, pour qui me prenez-vous ? Je suis pèlerin, moi. Je n’invente rien, je ne vous raconte que des histoires aussi vraies que la sainte Bible. Du vice, c’est le monde qui en a, pas moi, moi je suis pur comme l’enfant qui vient de naître. »
    Il n’était pas toujours facile de gagner sa vie en riant. Riquet en avait parfois la tête rompue et la gorge sèche, et son sourire prenait déjà l’expression figée qu’ont les baladins de profession ; des rides verticales se creusaient sur ses joues, et des plis de fatigue sous ses yeux. Quand il revenait vers ses compagnons, il n’était plus aussi gai qu’il l’avait été autrefois, et il n’avait plus envie de chanter. Mais il gagnait bien. Ansiau avait déjà dans son sac trente sous d’argent pour le voyage, et les deux aveugles avaient des capes de laine et des sandales de cuir.
    Après mardi gras, ce fut le chômage pour Riquet ; seul son marchand le recevait toujours, les samedis. Le printemps venait, si précoce dans le Midi, en mars les jardins étaient pleins de fleurs, et la ville sentait le jasmin et le mimosa. Le soleil brillait sur une mer déjà bleue derrière là ville rouge et rose. Les premiers bateaux appareillaient pour l’Égypte et pour la route des épices. Des navires pleins de nouveaux croisés d’Italie amarraient au port, qui s’emplissait du bruit des sabots, de hennissements, de cliquetis d’armes ; Pâques approchait, comme chaque année, au milieu d’une attente fiévreuse, de prières, de vagues espoirs de miracles, d’anxiété toujours nouvelle – comme si la Passion et la Résurrection devaient vraiment se produire à nouveau.
    Durant tout le Carême, les églises étaient pleines et des moines prêcheurs parcouraient les rues et s’arrêtaient sur les places et les carrefours, la croix en main, haranguant les passants qui se pressaient autour d’eux. Et de ces prêches Marseille en avait plus besoin qu’aucune autre ville, car Dieu sait combien on y comptait de voleurs, d’hérétiques camouflés, de bagnards évadés, de bohémiens et de mécréants de tous pays établis là pour le commerce et pour d’autres métiers moins avouables.
    Depuis le début de la croisade, on y voyait bien dix fois plus de frères prêcheurs qu’autrefois, et des zélés, des ardents, qui n’arrêtaient pas de décrire les tourments de l’enfer, avec tant d’éloquence qu’on voyait parfois des femmes

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