La Pierre angulaire
force d’être toujours obligé de rire, il avait plutôt envie d’être triste et de pleurer sur ses péchés. Eh bien, oui, au couvent, il serait puni, et sévèrement, mais, après tout, il l’avait mérité. À présent, la honte d’affronter le regard du père abbé lui paraissait une chose presque douce, tant est changeant le cœur de l’homme. Oui, cette même honte qu’il avait tant fuie l’attirait à présent. Lâcher ses compagnons ? Il regretterait bien Auberi, oui. Pas les deux autres.
Il resta encore longtemps dans l’église de Marie-Madeleine, prosterné en face de l’autel, près des grosses herses de fer surchargées de cierges et qui éclairaient comme en plein jour. Et devant cette grande lumière qui éclairait le crucifix de l’autel et les visages sévères des prophètes peints sur les piliers, il lui semblait voir en pleine lumière son âme, son âme avilie, souillée moins par la débauche du corps que par celle, bien pire, qu’il avait dû imposer à son esprit. Il pensait à ses soirées chez le marchand de reliques, à ses pitreries devant des seigneurs ivres. « C’est du plus haut qu’on tombe le plus bas, se disait-il, le vieux, qui n’a jamais prononcé de vœux, un soldat, oui, même jeune, il n’eût jamais fait cela. Ni Auberi non plus ne le fera jamais. Le vieux, à mon âge, a ramé sur une galère. Mais il n’a pas une tête à faire grand-chose de plus. C’est bien dit : « Bienheureux les simples d’esprit. » Moi, ma tête n’a servi qu’à me damner mille fois et plus. Ah ! Dieu Seigneur, qu’on m’envoie aux porcheries, au couvent, qu’on m’envoie nettoyer les latrines pour deux ans, je n’y trouverai pas plus de boue que je n’en ai dans ma tête. » Il avait pris la ferme résolution de dire adieu à ses amis et de prendre la route de Montélimar.
Ce n’est que tard dans la nuit qu’il revint à l’hospice Saint-Lazare où les aveugles et Auberi logeaient à présent. Il trouva ses compagnons dans un triste état, assis sur une paillasse dans la cour, entourés de quelques autres pauvres de l’hospice, qui tous discutaient à haute voix. Le vieux avait un bandage de linges sur la tête, ne pariait pas et ne bougeait pas plus qu’une statue de bois. Bertrand, très ému, racontait quelque chose et claquait des dents, et Auberi pleurait. « Voyons, dit Riquet, que se passe-t-il ? Avez-vous eu une querelle ? » C’était bien pis : il apprit que les aveugles, s’étant attardés dans la rue à attendre Auberi qui revenait de sa confession, avaient été attaqués par un voleur, qui avait assommé le vieux et lui avait arraché sa ceinture avec l’argent. Bertrand avait reçu un coup en pleine poitrine, et n’en était pas encore revenu, non pas tant de douleur que d’émotion. « Tu penses ! disait Auberi en pleurant, l’avant-veille des Rameaux ! et des aveugles ! Et juste quand j’étais en train de me confesser ! Et Dieu sait ce que je lui souhaiterais, à cet homme, si je ne m’étais pas confessé. À-t-on jamais vu ça, Riquet ? Une telle ville de voleurs ? C’est un coupe-gorge, ce n’est pas une ville. » Riquet eut envie de sourire devant cette colère enfantine, et prit Auberi par la main. « Va, ne pèche pas, petit chiot, j’en trouverai encore, de l’argent. On va se coucher, et n’y pensons plus. » Il ne pensait, à ce moment-là, qu’à consoler l’enfant, mais il se sentait au fond très abattu : il n’était pas peu fier de l’argent qu’il avait ramassé, et voilà, à présent, il se trouvait qu’il avait travaillé pour rien – là, encore, le diable l’avait volé et trompé. « Ah ! fini, fini, se disait-il, on ne m’y reprendra plus. C’est un signe de plus. C’est bien fait pour moi. » Mais en même temps la pensée de l’argent perdu lui faisait mal au cœur.
Il se coucha sur la paillasse, à côté de Bertrand et d’Auberi. Le vieux restait toujours assis sans bouger. Il était si immobile qu’on l’eût cru endormi, ou mort ; quand on lui parlait, il ne répondait pas. « Ce n’est pourtant pas un grand coup qu’il a reçu, dit Auberi à voix basse. Il a un peu saigné, c’est tout. Il a dit qu’il n’avait pas mal.
— Maître Pierre, m’entendez-vous ? dit Riquet, hein, maître Pierre. » Il ne reçut pas de réponse et se recoucha. Mais il n’arrivait pas à s’endormir.
Il était déjà tard, prime venait de sonner, lorsque Riquet sentit
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