La Pierre angulaire
Elle eut des enfants dont elle ne put jamais s’occuper elle-même, Herbert étant trop épris pour lui en laisser le temps. Les dames de Troyes enviaient ses bijoux et ses toilettes, elle devait donc se croire heureuse. Trois ans après le mariage, Herbert était parti pour sa seconde croisade. Comme il était très jaloux à cette époque-là, il l’avait enfermée dans un couvent de dames, recommandant à la supérieure de ne la laisser sortir sous aucun prétexte – et là, pendant deux ans, Aelis eut tout le loisir de s’adonner à cette éternelle rêverie sans objet, dont rien ne devait plus la tirer. Après le retour d’Herbert, ce fut la grande vie, mais il lui fallut à présent partager les faveurs de son mari avec des concubines et assister à de véritables orgies ; la vieille dame de Linnières avait fini par intervenir et par prendre Aelis sous sa protection, et les deux époux menèrent chacun sa vie à part. Herbert pouvait se vanter d’avoir à jamais guéri sa femme de toute envie de le tromper. Pendant des années, elle ne put supporter un regard ou un sourire d’homme sans frissonner.
Elle s’était mise à rêver d’un monde fait uniquement de dames et de demoiselles courtoises et nobles ; elle prenait part à toutes les cours d’amour et à des parties de chasse au faucon avec les dames d’honneur de la comtesse, et se prenait d’adoration pour toutes les dames belles et admirées à la cour. Elle avait des soupirants, elle les éconduisait toujours et se plaignait à Herbert quand ils devenaient trop importuns. Et elle croyait éprouver, sinon de l’amitié, du moins de la gratitude pour cet homme qui n’exigeait plus rien d’elle et avait tout de même l’élégance de ne rien lui refuser, en souvenir de son amour passé.
Dans la nuit de l’orage, quand il lui avait fait ses adieux, en s’imaginant qu’il allait être foudroyé dans une heure, là seulement elle avait senti que ce serait un bonheur pour elle de ne plus jamais le revoir vivant. Était-ce un péché ? À elle, du moins, il n’avait jamais voulu de mal. Elle avait pleuré sur sa propre dureté de cœur. C’était son époux devant Dieu. Mais depuis si longtemps, et si souvent, elle entendait parler d’un amour tendre, et pur, et noble, où tout n’était que délices et douceur ; et Herbert n’était ni le roi Marc ni le roi Arthur ; à un regard, à un sourire, il devinerait tout. Celui qui a peur ne peut rien cacher.
Depuis le départ de son mari pour Le Puy, Aelis sentait que pour vivre il lui fallait espérer qu’il n’en reviendrait plus – à la seule idée de le voir reprendre sa place sous les écus à la grande table, elle avait envie de se jeter dans le puits – depuis que l’espoir était entré en elle, elle sentait qu’il le lirait dans ses yeux.
Elle avait beaucoup d’amitié pour la femme du seigneur de Breul, toute jeune, rieuse, et d’une grande beauté ; et son amie lui parlait souvent de son beau-frère, Amaury. Aelis ne se sentait pas si fort attirée par ce jeune homme, bien qu’il fût brave, et gai et bien élevé ; mais Béatrix de Breul avait tant d’affection pour lui, et en parlait si bien, qu’Aelis ne pouvait s’empêcher de laisser croire à son amie qu’elle était amoureuse : bien des femmes prennent ainsi des amoureux pour inspirer plus d’intérêt à leurs amies. Et il est vrai aussi qu’elle commençait à rêver de plus en plus d’un amour secret, et fait du langage des fleurs, et de confidences à Béatrix, et de bourses brodées et de baisers donnés à la dérobée entre deux chevauchées, faucon au poing. Elle n’avait rien encore accordé à Amaury dont elle eût à rougir, mais elle savait que pour Herbert c’était déjà beaucoup trop, et qu’il s’imaginerait aussitôt le pire.
Et elle s’accrochait tant à l’espoir qu’il ne reviendrait plus qu’elle en devenait hardie – elle se forgeait dans la tête des romans fantastiques – si jamais Herbert revenait un jour, Amaury l’enlèverait, avec le secours de son frère et de Béatrix, et ils iraient tous les quatre en Allemagne se mettre sous la protection de l’empereur. Car elle imaginait que, de toute façon, tout était déjà perdu, puisqu’elle encourageait un jeune homme. Et, à présent, le danger que présentait Herbert prenait aussi la forme vague et extravagante d’un rêve.
LE MAUVAIS GARDIEN
Haguenier se trouvait dans une situation assez
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