La Pierre angulaire
cire, et faisait servir les meilleurs vins, et les épices, et des fruits confits, et offrait à tout moment des objets de prix – Haguenier savait que son père avait beaucoup de dettes, et blâmait cette prodigalité hors de saison. Mais il n’osait rien refuser et enchérissait encore sur l’extravagance de sa belle-mère, par devoir de politesse. « Après tout, se disait-il, mon père ne me reprochera sûrement pas cela, il aime la dépense. » Seulement, il commençait à voir d’un mauvais œil l’amitié de sa belle-mère pour ceux de Breul.
Il n’aimait pas cette femme, d’abord parce qu’elle était sa belle-mère, et que sa mère à lui eût sûrement vécu plus longtemps si Herbert n’avait pas été si pressé d’épouser l’héritière de Bercen. Et puis dame Aelis était une personne si indifférente à tout qu’il était difficile de l’aimer. Parfois même il semblait difficile de s’apercevoir de sa présence, tant elle avait les mouvements veules, la voix terne, le regard comme privé de vie. Depuis le départ d’Herbert, Haguenier avait été plusieurs fois rappelé à l’ordre par elle, à sa grande confusion, car il oubliait de la saluer, ou de la faire servir avant les autres – jamais il ne se fût lui-même cru capable d’un tel manque de courtoisie.
C’était pourtant la dame la plus élégante des environs – mais bien qu’elle fût encore très jolie, on regardait sa robe et on oubliait son visage – un visage un peu pâle, c’était, aux traits petits et fins, aux yeux trop clairs sous des paupières lasses. Parfois Haguenier éprouvait comme de la pitié pour elle – sans raison, car elle menait une vie gaie et insouciante, bien plus gaie et plus insouciante qu’il n’eût convenu à une mère de quatre filles, et dont l’aînée avait douze ans. Mais il était vraiment malheureux qu’une femme qui passait sa vie à s’amuser eût toujours cet air ennuyé.
Peut-être eût-on dû la plaindre d’avoir un mari comme celui qu’elle avait. Mais tous trouvaient qu’Herbert se montrait, envers elle, aussi bon époux qu’il pouvait l’être. Certains le jugeaient même un mari trop indulgent, car Aelis faisait des dettes sans compter, et ne tenait aucun compte de ses devoirs de châtelaine, si ce n’est celui de recevoir des invités, et jamais Herbert ne lui faisait le moindre reproche. On savait aussi qu’elle entretenait des amitiés très tendres avec des dames, et, au dire de mauvaises langues, c’étaient des amitiés peu chastes – mais Herbert, qui n’ignorait pas ces bruits, ne s’en formalisait pas, se disant naïvement que de cette façon il ne risquait pas d’être cocu. Dans tous les cas, il faisait preuve à l’égard de sa femme d’une confiance assez étonnante de la part d’un homme d’humeur aussi jalouse.
Il avait l’orgueil de croire que la peur qu’il inspirait valait tous les verrous et tous les gardiens du monde.
Aelis avait vécu l’aventure banale de beaucoup d’héritières de bonne famille, elle avait été une jeune fille comme toutes les autres et avait rêvé à un garçon beau et gai qui venait lui conter fleurette à travers le treillis de sa volière et près de son tambour à broder. Le jeune homme était pauvre, et il s’était présenté en prétendant riche, chevalier, et connu pour sa valeur en armes. À quinze ans, on l’avait mariée à cet homme qui en avait vingt-cinq et qui lui paraissait déjà vieux. Elle avait pleuré. Le jeune homme qu’elle aimait se trouvait être le frère cadet de l’époux choisi, et avait assisté à la noce parmi les garçons d’honneur. Et elle avait vu, ce jour-là, qu’il ne l’avait jamais aimée, qu’il n’avait cherché que sa dot.
Pour comble de malheur, le fiancé était tombé amoureux d’elle dès les fiançailles, et l’était devenu plus encore après le mariage. Et qu’avait à faire de ce taureau sauvage une fille de quinze ans, et amoureuse d’un autre par-dessus le marché ? La nuit de noces l’avait rendue presque folle de peur. Et quelques jours après, les deux frères avaient une querelle, et Girard, le cadet, s’étant permis de mal parler de la jeune épousée, Herbert l’avait défiguré en lui brisant les dents d’un coup de poing.
Une fille sage ne hait pas l’homme que son père lui a choisi pour mari. Il lui fallait bien croire que cet homme-là l’aimait, puisqu’il la comblait de cadeaux et la mangeait de baisers.
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