La Pierre angulaire

témoignage, ne fais de tort à personne, honore ton père et ta mère ; et ce jeune homme, bien supérieur à vous, avait déjà accompli tout cela. Après cela seulement notre Doux Seigneur lui a dit de vendre son bien et de Le suivre, et ce jeune homme, tout juste qu’il fût, a reculé devant une telle décision. Or, tous les péchés que cet homme n’avait pas commis, vous les avez commis. Car vous avez convoité une femme mariée, vous vous êtes fait soldat, et par conséquent meurtrier, vous êtes riche du bien des pauvres, et vous n’honorez pas votre père. Essayez donc d’abord de bien vivre selon la sagesse du monde.
    — Je sais, dit Haguenier, qu’il a aussi appelé saint Mathieu et sainte Marie-Madeleine.
    — Oui. Mais souvenez-vous, mon fils, comment Il a appelé saint Mathieu ? Il l’a vu assis au milieu de ses mauvais compagnons, Il est venu vers lui et lui a ordonné de Le suivre. Le jour où Il vous appellera ainsi, vous Le suivrez. En attendant, rentrez chez vous, et faites votre devoir là où Dieu vous a placé. »
    « Comment sait-il, pensait Haguenier, que Dieu ne m’a pas ordonné de le suivre ? Mais sûrement, il le faut ainsi. J’ai pensé, dans mon orgueil, que cette place était facile à conquérir, qu’il suffisait de donner mes terres et qu’on serait trop content de me recevoir. Il m’a traité comme un enfant capricieux – je ne crois pas l’être, mais il y a sûrement du vrai dans son idée, car c’est un homme sage et qui connaît le monde. Seulement, il a tort, je ne pourrai jamais vivre cette vie que j’ai menée jusqu’ici.
    » Eh oui, je ne peux pas honorer mon père, et c’est un péché, car Dieu a-t-Il dit : Honore ton père seulement s’il est bon et juste ? Les pères du temps de Moïse n’étaient sûrement pas tous des saints. Et pourtant telle est l’incompréhensible sagesse de Dieu qu’il faut honorer même un homme mauvais, et sans se faire complice de ses mauvaises actions. On m’a fait soldat, parce que je suis né dans une famille d’hommes d’armes, et jamais Dieu n’a dit qu’un soldat doit refuser de se battre, et saint Georges, et saint Théodore, et saint Jean Martyr ont été soldats ; et pourtant il est dit de ne pas tuer. Je n’ai pas commis d’adultère, et j’ai juré à Marie de ne pas toucher à elle – je ne devrais donc pas être coupable, et pourtant je l’ai désirée tant que j’ai mille fois commis l’adultère en mon cœur. Comment pourrais-je jamais comprendre tout cela ?
    » Ah, seul Ami, seul Père et seul Maître, que votre amour est dur – oui, dur comme les murs d’une prison, je me cogne la tête de tous les côtés et je ne peux pas m’échapper. Car vous m’avez encerclé de toutes parts et je ne trouve pas de place ni de refuge en ce monde. Et à quoi bon mentir, je ne saurais jamais y tenir mes obligations sans péché, autant vouloir mettre un harnais sur une chèvre. Et pour le moment je suis bien obligé de le faire. »
    Il réfléchissait ainsi, chevauchant lentement le long de l’Armançon. Devant lui dans un ciel bleu pâle des nuages d’or s’échafaudaient en d’immenses châteaux, de hautes tours carrées montaient, puis s’écroulaient lentement, de gigantesques donjons surgissaient, écrasant de leur masse la terre, les bois et les prés.
    Frappé par cette beauté, Haguenier descendit de cheval et s’allongea sur l’herbe humide pour pouvoir contempler le ciel à son aise. Il avait le sentiment d’assister au mystère de la création. « Car tout, pensait-il, et jusqu’à ces masses de vapeur légère qui se déforment à la moindre brise, tout est une image du monde créé. Et les vallées seront comblées et les montagnes aplaties, et toute chair entendra la parole du Seigneur. Si ces nuages pouvaient souffrir, quelles larmes ne pleureraient-ils pas de se voir ainsi changer et disparaître ? et ils sont plus beaux que les vallées et les montagnes terrestres, et ils roulent et s’abîment, et de toute l’éternité ils n’auront jamais eu que cet instant-là, et voilà, ils ne sont plus. Je souffre à en mourir, et je n’aurai jamais de consolation, puisque j’ai perdu ce qui était ma vie. Mais cela n’a plus d’importance, car me voilà parti avec ces nuages et je n’existe plus. »
    Les grandes tours s’étaient effondrées, et il ne restait à leur place qu’un énorme bloc, gris en bas et or cuivré en haut, et cela se traînait lentement