La Pierre angulaire
deux frères de Breul avaient enlevé leurs gants et soufflaient sur leurs mains engourdies.
Haguenier dépassa le tournant, et salua les arrivants en levant la main. « Voilà le chevalier de Linnières, dit le seigneur de Breul. Vous vous rendez donc aussi à Troyes pour Noël, chevalier ?
— C’est vous que j’attendais, dit Haguenier, j’ai deux mots à dire à votre frère.
— C’est route comtale, ici, dit le seigneur de Breul.
— J’en répondrai donc au comte, s’il arrive que l’affaire ne soit pas régulière. Si votre frère refuse de se battre avec un chevalier, je veux bien me battre avec vous, et il se battra avec Adam de Hervi, que voici, et qui est écuyer. »
La dame Béatrix saisit son mari par le bras. « André ! » Elle se tourna vers Haguenier. « Vous n’êtes guère courtois, chevalier, de vouloir régler vos querelles en présence d’une dame.
— Laissez, Béatrix, dit Amaury, il a raison, je l’ai offensé. Il n’y a aucune raison pour qu’André se batte. Nous réglerons cette affaire seul à seul. Je me porte garant moi-même de la loyauté de cet homme, et qu’il se battra aussi loyalement que s’il était en présence de la comtesse. Vous nous attendrez ici. »
Le duel fut court. Amaury fut blessé à la cuisse et obligé de se rendre. « Si vous voulez, dit Haguenier, je vous ramènerai chez vous, si vous me promettez que je n’aurai rien à craindre des vôtres, à Breul. Cette affaire ne doit pas empêcher votre frère et votre belle-sœur de se rendre à Troyes – ceci, je vous le dis dans votre intérêt, et dans l’intérêt d’une autre personne. »
Amaury souffrait beaucoup, et avait du mal à parler. « Cela vaut mieux, dit-il. Mais nous en avons pour deux lieues. Il faudra nous arrêter avant. Par ce froid.
— N’ayez pas peur, je vous soignerai de mon mieux. Je vous ferai panser à la tour de Seuroi. »
À leur arrivée au manoir de Breul, Haguenier réussit à obtenir du jeune homme la promesse de laisser en paix dame Aelis, et aussi celle de ne jamais douter de la vertu de la dame de Mongenost. Le pauvre Amaury n’était pas bien fier, car sa blessure était grave et pouvait lui coûter sa jambe. Mais il se disait que si Haguenier avait des preuves de sa liaison avec la dame, il s’en tirait encore à bon compte. « Je vous promets, dit Haguenier, que pour ce qui dépend de moi, la personne à laquelle vous pensez n’aura pas d’ennuis, et je ne parlerai de cette affaire à âme qui vive. Vous direz que je me suis battu avec vous pour une affaire d’honneur qui ne regardait que moi. » Et ils se séparèrent très bons amis.
Trois jours plus tard, dame Aelis rentrait à Linnières. Haguenier s’attendait à des reproches. Mais elle ne lui dit rien. Elle paraissait, au contraire, vouloir rentrer dans les bonnes grâces de son beau-fils, lui parlait avec un respect un peu forcé, et le regardait d’en dessous, craintivement, comme si elle s’attendait à un affront de sa part. Dans ses yeux incolores brillait par moments une peur animale qui faisait perdre son sang-froid au jeune homme. Il devait faire des efforts pour rester poli avec elle. « La putain, pensait-il, la garce, elle l’a donc fait quand même. Et voilà un brave garçon abîmé pour la vie par sa faute. Ma dame à moi, à sa place, eût risqué sa vie et son honneur pour venir me soigner si j’avais été blessé à cause d’elle. » Il était pourtant décidé à ne rien dire à son père, s’il revenait. « S’il apprend par d’autres, tant pis, elle l’aura bien voulu. »
L’HOMME FOUDROYÉ
Six jours avant Noël, Giraut, l’intendant d’Herbert, demanda à Haguenier la permission de descendre à Tonnerre, afin d’y acheter une provision de cierges pour Noël. Haguenier consentit, sans se douter de rien. Il n’aimait pas Giraut, et était toujours heureux d’être débarrassé de sa présence. Cet homme-là était comme le chien de garde d’Herbert, un de ces soldats sans nom et sans fortune qu’Herbert ramassait un peu partout, et dévoué à son maître comme il serait tout juste permis de l’être à Dieu. Il n’eût pas hésité à prostituer ses filles à Herbert ou à faire un faux serment pour lui, et ne demandait pour lui-même qu’un peu de viande et une paillasse pour coucher.
Giraut avait reçu, par un jeune apprenti de Tonnerre, un message secret de son maître avec sa bague de cuivre au sceau de Linnières.
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