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La Pierre angulaire

La Pierre angulaire

Titel: La Pierre angulaire Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Zoé Oldenbourg
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était restée au château, comptant les heures et faisant des neuvaines comme les femmes des croisés. Puis Bertrade, la femme d’Herbert, avait mis au monde un fils – Haguenier – et la dame changea d’attitude envers Gauchère : elle l’envoya même à la métairie de Bernon pour plaire à Bertrade ; mais elle n’oublia pas le petit Ernaut, qui était quand même l’aîné de ses petits-fils.
    Après trois ans d’absence, Herbert revenait au pays grand et fort, beau comme un roi, arrogant comme un capitaine de routiers. La mort du frère aîné avait fait de lui l’héritier de Linnières, la mort des frères de sa femme le rendait maître futur de Hervi. Et tout le monde, à présent, avait peur de lui, car on le savait rancunier. Il commença par reléguer Bertrade dans la chambre des servantes : elle avait été défigurée par la variole, et il prétendait que sa seule vue lui glaçait le sang ; mais son aversion pour elle datait de loin – il avait été marié malgré lui, et ne pouvait pas l’oublier. Il reprit Gauchère au château, à cause du petit Ernaut. Mais il avait aussi à présent pour compagne une fille du château nommée Isabeau, à laquelle il avait également fait un enfant avant la croisade, le petit Pierre ; jusqu’à son remariage, Isabeau devait rester sa maîtresse officielle. Gauchère, lasse des railleries d’Isabeau, avait fini par retourner chez ses parents à Bernon, mais Ernaut était resté avec son père.
    Pierre était l’aîné des fils d’Isabeau, et Herbert l’aimait beaucoup : c’était un bel enfant, intelligent et éveillé ; il était de quelques mois plus jeune qu’Ernaut. Ernaut et lui s’étaient d’abord détestés à cause de leurs mères, et quand Herbert les prit tous les deux à son service, ils eurent vite fait de devenir jaloux l’un de l’autre. Le père attisait sciemment cette jalousie, s’amusant de leurs querelles comme on s’amuse de colères de jolies petites bêtes. Il savait aussi que c’était un bon moyen d’exciter leur zèle à bien le servir, et une garantie – on peut être sûr d’un valet toujours surveillé par un camarade qui le déteste.
    Il avait donné Ernaut pour valet et compagnon à son fils ; il voulait par là souligner la différence entre le fils légitime et les bâtards, parce qu’il tenait à observer les coutumes. L’adoubement d’Haguenier allait être la plus grande fête qu’on ait encore vue à Linnières, et les deux bâtards allaient recevoir leurs éperons le lendemain de la fête, avec des jeunes gens de moindre importance – Herbert ne pouvait agir autrement, car déjà on lui reprochait de trop favoriser les deux garçons. Et là encore, le gros seigneur faisait preuve d’une certaine bizarrerie d’humeur : car il aimait Ernaut beaucoup plus que ses autres enfants, et il tenait néanmoins à l’humilier devant Haguenier qu’il considérait plutôt comme un ennemi ; sans doute voulait-il provoquer dès le début la haine des bâtards contre son héritier.
    Or, dès les premiers jours, Haguenier et Ernaut eurent l’air de s’entendre à merveille. On les voyait chevaucher ensemble par la forêt et sur les rives de l’Armançon ; ils se défiaient au tir, sautaient par-dessus les ravins, se livraient à d’interminables duels d’escrime avec de vieilles épées trouvées dans la cave. Et puis ils se précipitaient vers le puits et bousculaient les servantes pour se faire tirer de l’eau, buvaient à même le seau, et riaient tant qu’ils ne tenaient plus debout.
    À Linnières tout le monde savait qu’Ernaut n’était pas d’humeur rieuse. Il avait ses raisons pour n’être pas gai, et ne le laissait jamais oublier à personne. Il était méfiant. Mais ceux qui gagnaient sa confiance l’avaient pour toujours. Haguenier avait commencé par l’éblouir par sa science des belles manières, il venait de passer dix ans à la cour d’un comte et n’y avait pas perdu son temps. C’était un garçon si franchement bienveillant que même Ernaut ne pouvait le soupçonner d’hypocrisie. Il ne disait jamais ni bien ni mal de personne, et avait un large sourire de grand enfant qui plissait son nez et ses paupières et faisait scintiller des paillettes d’or dans ses yeux gris. Il riait facilement et pour des riens, il avait un rire bas, un peu hennissant, et si drôle qu’il était contagieux comme la gale, on ne pouvait l’entendre sans que la bouche et la gorge

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