La Pierre angulaire
Grande est la misère de la chair, pensait-il. Cette fille est le diable. Être dans la chapelle avec elle, et l’entendre rire et pleurer et l’appeler tête de loup. Elle était chaude, et sauvage, et affolée, tourmentée par le diable qu’elle avait dans le sang. Des garçons stupides n’avaient su que la prendre et la quitter. Lui, Herbert, savait mieux son prix, il s’y connaissait. Il fallait s’arranger de façon à pouvoir la garder près de lui. Un inceste ? et après ? Le père lui-même l’aimait autrement qu’un homme aime ses filles, seulement il n’eût jamais osé le penser. Lui, Herbert, l’osait, parce qu’il était franc. « Mauvaise graine, pensait-il, je vais te mettre à mon école, et tu verras la belle vie que nous mènerons. »
« Laideron, écoute, dit-il à la jeune fille, je sais une chose : je te donnerai un bon mari à ma façon, un écuyer qui vit de mon pain. »
Elle le regarda, bouche bée, trop surprise pour être en colère. « Les coqs pondront des œufs le jour où j’épouserai un valet à vous, dit-elle enfin.
— Attends : c’est un homme très bien ; de mère libre. Il sert au château depuis quarante ans, il m’aime comme un fils. Il n’est pas jeune, bien sûr, mais ça vaut mieux, n’est-ce pas ? » Il ajouta, à voix plus basse : « Tel qui selle le cheval pour son maître ne le monte pas.
— Tel qui monte le cheval ne le montera plus », dit Églantine tout haut en rejetant en arrière ses boucles courtes. À présent, elle se laissait déjà aller sans retenue à l’ivresse de la colère. « Dame ! cria-t-elle, il dit qu’il veut me marier avec un valet ! » La dame, à l’autre bout de la salle, s’était retournée et regardait son fils avec surprise. Outré par l’impudence de la jeune fille, Herbert devint grossier.
« Tu es quand même de la famille, lui dit-il. Il faut bien que je m’occupe à trouver un père pour tes bâtards. »
Elle dit : « Vieux porc », et lui cracha au visage. Puis elle s’enfuit, renversant l’escabeau avec la cruche de bière.
Là, Herbert eut une de ses colères qui faisaient peur à la dame elle-même. Il se leva, écartant la table comme il eût fait un petit banc, et les veines sur ses tempes étaient devenues comme de grosses cordes. Le silence s’était fait dans la pièce et tous s’étaient arrêtés, collés au mur, comme devant un taureau sauvage qui va foncer.
La dame avait les mains pleines de la pâte qu’elle était en train de pétrir, et elle porta une des mains à son front, comme elle l’avait, sans l’essuyer ; Églantine leva la main aussi, lentement, avec effort, elle avait l’œil morne et comme endormi, et la bouche ouverte. Puis la petite Marie se mit à pleurer, et se cacha derrière les jupes de la dame. Tous avaient l’impression d’avoir commis un crime.
Herbert s’essuya lentement la figure et fit un pas en avant. Et alors la dame se mit entre lui et la jeune fille, les bras en croix levés devant sa tête. « Herbert ! Par le ventre que voici ! Herbert ! je la punirai tant qu’elle n’aura plus de place nette sur le corps ! Ne la touchez pas, vous me feriez parjurer devant le père. Herbert ! Je lui casserai toutes les dents dans la bouche ! Elle ne recommencera plus. »
Et devant ces pauvres mains couvertes de pâte, Herbert baissa les yeux. Sa colère était de celles qui grandissent en devenant plus calmes. Il avait oublié ce que la fille était pour lui. Ce qu’on permet au milieu de caresses et quand personne ne vous voit ne compte pas pour offense. Mais cette fois-ci l’affront était public. Il était le maître et elle une petite garce folle. Il lui fallait une leçon. Et telle qu’elle ne l’oublierait pas.
« Vous ne m’avez jamais aimé, dame, je le sais bien, dit-il à sa mère – il parlait lentement, sa lèvre inférieure tremblait de colère – je vois que vous défendez une fille qui fait votre honte, et la honte du père, et la honte de la maison. C’est pour me déplaire, je le sais. Par égard pour votre sottise de femme je dois la souffrir sur mes terres. Elle est bien heureuse que vous soyez là.
— Je la punirai ! dit la dame, un peu calmée, et s’essuyant les mains avec son tablier.
— Je la punirai moi-même, dit Herbert. Hé, là ! Qu’on m’amène mon chapelain. Avant mon départ d’ici elle sera mariée à Macaire, le porcher de Bernon. »
La dame n’osa pas protester. Trop
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