La pierre et le sabre
cendre chaude, au bord du feu, et annonça bientôt que c’était prêt.
— Rapide, hein ? dit
Musashi, appréciateur.
— Vous aimez le saké ?
— Oui.
— Mais puisque vous êtes si
pauvre, je suppose que vous ne buvez pas beaucoup ?
— Exact.
— Je croyais que les hommes
qui étaient bons aux arts martiaux servaient de grands seigneurs, et touchaient
de grosses pensions. A la boutique, un client m’a dit un jour que Tsukahara
Bokuden se déplaçait toujours avec une suite de soixante-dix à quatre-vingts
personnes, un relais de chevaux, et un faucon.
— C’est vrai.
— Et j’ai entendu dire qu’un
célèbre guerrier du nom de Yagyū, qui sert la Maison de Tokugawa, a un
revenu de cinquante mille boisseaux de riz.
— C’est vrai aussi.
— Alors, pourquoi êtes-vous
si pauvre ?
— J’apprends encore mon
métier.
— A quel âge aurez-vous des
tas de disciples ?
— Je ne sais pas si j’en aurai
jamais.
— Pourquoi donc ? Vous
ne valez rien ?
— Tu as entendu ce que
disaient les gens qui m’ont vu au temple. De quelque façon que l’on envisage le
problème, je me suis enfui.
— C’est ce que tout le monde
dit : le shugyōsha de l’auberge – c’est vous – est
un faible. Mais ça me rend fou de les entendre.
Jōtarō serra les lèvres.
— Ha ! ha ! Qu’est-ce
que ça peut te faire ? Ce n’est pas de toi qu’ils parlent.
— Eh bien, ça me fait de la
peine pour vous. Ecoutez : le fils du papetier, le fils du tonnelier et
quelques autres jeunes gens se réunissent quelquefois derrière la boutique du
marchand de laque pour s’exercer au sabre. Pourquoi ne vous battez-vous pas
avec l’un d’entre eux pour le vaincre ?
— Bon. Si c’est là ce que tu
veux, je le ferai.
Musashi trouvait difficile de
refuser à l’enfant ce qu’il demandait, en partie parce que lui-même était à
maints égards encore un enfant, capable de comprendre Jōtarō. Il
recherchait sans cesse, inconsciemment, quelque chose qui remplaçât l’affection
familiale qui avait manqué à sa propre enfance.
— ... Parlons d’autre chose,
dit-il. C’est moi qui vais te poser une question, pour changer. Où es-tu né ?
— A Himeji.
— Ah ! alors, tu es du
Harima.
— Oui, et vous de Mimasaka, n’est-ce
pas ? On me l’a dit.
— C’est vrai. Que fait ton
père ?
— Il était samouraï. Un vrai
samouraï bien loyal !
D’abord, Musashi eut l’air étonné ;
mais en réalité cette réponse expliquait plusieurs choses, en particulier
pourquoi l’enfant avait appris à si bien écrire. Musashi demanda le nom du
père.
— Il s’appelle Aoki
Tanzaemon. Il avait un traitement de vingt-cinq mille boisseaux de riz ;
mais quand j’ai eu sept ans, il a quitté le service de son seigneur pour venir
à Kyoto en tant que rōnin. Une fois que tout son argent a été dépensé, il
m’a laissé chez le marchand de saké, et s’est fait moine dans un temple. Mais
je ne veux pas rester à la boutique. Je veux devenir un samouraï comme était mon
père, et apprendre l’escrime comme vous. N’est-ce pas le meilleur moyen ?
L’enfant fit une pause, puis
reprit avec enthousiasme :
— ... Je veux devenir votre
disciple : parcourir le pays en étudiant auprès de vous. Vous ne voulez
pas me prendre pour élève ?
Ayant révélé ses intentions, Jōtarō
prit une expression têtue qui reflétait clairement sa détermination à ne pas
essuyer un refus. Il ne pouvait savoir, bien sûr, qu’il suppliait un homme qui
se trouvait à l’origine de tous les malheurs de son père. Musashi, quant à lui,
ne pouvait se résoudre à refuser d’entrée de jeu. Pourtant, la question qu’il
se posait en réalité n’était pas de savoir s’il devait répondre oui ou non mais
s’il devait parler d’Aoki Tanzaemon et de son malheureux sort. Il ne pouvait s’empêcher
d’éprouver de la sympathie pour cet homme. La Voie du Samouraï était un
constant jeu de hasard, et un samouraï devait être à tout moment prêt à tuer ou
à être tué. Le fait de méditer sur cet exemple des vicissitudes de la vie
assombrit Musashi, et l’effet du saké se dissipa soudain. Il se sentit seul.
Jōtarō insistait. Quand
l’aubergiste essaya d’obtenir de lui qu’il laissât Musashi tranquille, il
répliqua insolemment et redoubla d’efforts. Il saisit le poignet de Musashi,
puis son bras, et finit par fondre en larmes.
Musashi, ne voyant aucune
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