La règle de quatre
que tu trouveras sans doute équitable. Suivi de la réponse de Curry, que j’avais mal interprétée : Et Paul ?
— Tu es en danger.
— Tu te trompes, Tom.
— Tu as montré le journal à Richard, au musée. Il savait que Taft l’avait volé.
— Oui, mais…
— Stein lui avait même dit qu’ils allaient voler ton mémoire. Curry le voulait avant qu’ils ne te le prennent.
— Tom…
— Et puis, à l’hôpital, tu lui as parlé de la crypte. Tu lui as même dit que tu cherchais le plan.
Je m’empare du téléphone, mais Paul pose la main sur le récepteur.
— Assez, Tom. Écoute-moi.
— Il les a tués, protesté-je.
Au tour de Paul de nous surprendre, en rétorquant d’un ton où perce un chagrin immense :
— Oui. C’est ce que je m’évertue à t’expliquer. Tu veux m’écouter, maintenant ? C’est ce qu’il est venu me révéler à l’hôpital. Tu te souviens ? Juste avant que tu n’arrives. « On se comprend tous les deux, fiston. » Il m’a dit qu’il n’arrivait plus à dormir parce qu’il était inquiet et qu’il se faisait du souci pour moi.
— Et alors ?
La voix de Paul tremble.
— Alors il a dit : « Si j’avais pu deviner que tu ferais ça, j’aurais agi autrement. » Richard était persuadé que je savais qu’il avait tué Bill. Il voulait dire qu’il aurait agi autrement s’il avait deviné que je quitterais la conférence de Vincent plus tôt que prévu. Comme ça, on ne m’aurait pas soupçonné.
Gil fait les cent pas. De l’autre côté de la pièce, une bûche crépite dans l’âtre.
— Tu te souviens du poème dont il nous a parlé ?
— Browning. Andrea del Sarto.
— Tu te souviens des vers ?
— « Vous faites ce que beaucoup rêvent de faire, toute leur vie, récité-je. Ce qu’ils rêvent de faire ? Ce à quoi ils aspirent, qu’ils brûlent d’accomplir mais à quoi ils échouent. »
— Pourquoi a-t-il choisi ce poème, d’après toi ?
— Pour accompagner l’œuvre de del Sarto, répliqué-je, agacé.
— Non ! s’écrie Paul en tapant du poing sur la table. Parce que nous avons élucidé ce que ton père, Vincent et lui-même n’ont jamais pu résoudre. Ce que Richard a rêvé de faire toute sa vie. Ce à quoi il aspirait, qu’il brûlait d’accomplir mais à quoi il a échoué.
Sa frustration est palpable, de celle qui le gagnait quand nous travaillions ensemble et qu’il exigeait que nos deux esprits ne fassent qu’un. Ça ne devrait pas te prendre autant de temps. Ça ne devrait pas être aussi difficile. Nous voici devant une autre énigme, devant un homme mystérieux que, d’après Paul, je devrais connaître aussi bien que lui mais dont j’ignore trop de choses. Au gré de Paul, ma compréhension de Colonna comme celle de Curry est beaucoup trop superficielle.
— Je ne saisis pas, intervient Gil.
— Les tableaux. La vie de Joseph en peinture. Je t’ai expliqué ce que ça signifiait, Tom, avant même de connaître les intentions de Richard. « Israël aimait Joseph plus que tous ses autres fils, parce qu’il l’avait eu dans sa vieillesse ; et il lui fit une tunique de plusieurs couleurs. »
Il attend un signe de ma part, que je lui montre que j’ai compris. J’en suis incapable.
— C’est un cadeau, soupire Paul. Richard m’offre un cadeau.
— Un cadeau ? s’exclame Gil. Mais tu as perdu la tête ! De quoi parles-tu ?
— De ceci, répond Paul, ouvrant les bras pour englober la pièce. De ce qu’il a fait à Bill. Ce qu’il a fait à Vincent. Il les a empêchés de tout me prendre. Il me donne ce que j’ai trouvé dansl’ Hypnerotomachia.
Il émane de lui une sérénité effroyable : la peur, la fierté et la tristesse gravitent autour d’une paisible certitude.
— Vincent lui a volé le fruit de son labeur il y a trente ans, poursuit-il. Richard refusait qu’il m’arrive la même chose.
Mais que Paul soit le jouet d’un homme qui exploite les fêlures d’un orphelin m’indigne :
— Curry a menti à Stein, me récrié-je. Il a menti à Taft. Il te mentira aussi.
Peine perdue : Paul a dépassé le stade du doute. Dans sa voix, derrière l’horreur et l’incrédulité, on sent poindre une forme de gratitude. Je repense à cette pièce aux murs tapissés d’œuvres prêtées, au beau milieu du musée de la paternité édifié par Curry pour ce fils qu’il n’a jamais eu ; les présents sont si grandioses que leur
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