La Religion
lettre était préfacée d’un récit des souffrances endurées par les assiégés, de la valeur des défenseurs chrétiens et de la mort héroïque, lors du combat contre la première tour de siège, du propre fils de Toledo, Federico. Seule l’intervention directe de la volonté divine pouvait justifier leur survie à cette date, car leur survie défiait toute explication militaire ou humaine. Si Toledo entendait se dresser contre cette volonté, sa destinée éternelle dépendrait de la décision de Dieu. Néanmoins, dans le royaume temporel, il y avait ceux qui, comme Michele Ghisleri, se sentiraient obligés d’honorer les morts, en châtiant ceux qui leur avaient failli avec tant de déshonneur. Ce serait d’une très grande tristesse si un soldat de la réputation de Toledo devait finir ses jours en tant que plus grand couard d’Europe.
Menacer un vice-roi espagnol était sans exemple antérieur, mais Ludovico connaissait Toledo. La lettre lui inspirerait une fureur terrifiante à contempler ; et cette fureur le pousserait à agir.
Malgré la foi de Ludovico envers la providence et envers ses propres stratagèmes diplomatiques, il n’y avait encore aucun signe de sursis. Jusqu’à ce qu’il y en ait, il n’osait pas exécuter l’ultime coup que son intrigue exigeait. Le grand maître était encore vital au moral de la garnison. Le miracle requis pour résister au prochain assaut turc dépendrait, comme le précédent, de la personne de La Valette. Quand les renforts débarqueraient, Ludovico ferait avancer sa cause. S’ils n’arrivaient pas, il mourrait avec les autres. La mort ne lui causait pas grande anxiété. S’il craignait la mort, c’est parce qu’elle le priverait de sa concrétisation avec Carla, qui le faisait mourir de désir. De quelque côté qu’il tente de tourner ses pensées, sa proximité le troublait trop. Elle était ici, attendant, dans ce même bâtiment. Attendant sa visite, comme les autres l’attendaient, car leurs futurs étaient suspendus à son apparition. Et pourtant, il ne savait pas quoi lui dire. Il ne savait pas comment la plier à sa volonté. Tous les autres, toujours, oui. Mais pas elle. Et s’il ne pouvait pas la plier, comment pouvait-il l’écarter de son esprit ?
Anacleto pénétra dans la salle. Une masse de croûtes distordait son orbite et sa joue ; la purulence avait cessé, mais pas encore la douleur. La difformité de sa beauté, elle, ne cesserait jamais. Cette vision emplit Ludovico de pitié. La brute anglaise de Tannhauser, Bors, avait tiré la balle. Il s’en était vanté pendant qu’ils le jetaient dans sa cellule. Anacleto s’avança vers le trône. Sa démarche était étrange : pas vacillante, non, mais moins leste que d’habitude. Il s’inclina.
« L’Anglais hurle ton nom, dit Anacleto. Il n’arrête pas de taper dans la porte de sa cellule. Le geôlier dit qu’il le fait avec la tête. Sa propre tête.
– A-t-il déjà vidé le tonnelet ?
– On dirait bien, répondit Anacleto en haussant les épaules.
– Qu’il continue à frapper. Quelles nouvelles des deux femmes ?
– Tout est calme. »
L’œil unique d’Anacleto se concentra sur lui. Il oscillait vaguement d’un côté vers l’autre, comme déséquilibré par la perte de son double. Sa pupille était minuscule. Opium. D’où sa démarche. Mais quelque chose d’autre allait de travers.
« Qu’y a-t-il de plus ? demanda Ludovico. Dis-moi ce qui te trouble. »
Anacleto secoua la tête. « Rien.
– La douleur ? » dit Ludovico.
Anacleto ne répondit pas. Tolérer la douleur était affaire d’honneur.
« Tu as assez d’opium ? » demanda Ludovico. Les affaires de Tannhauser débordaient de plaquettes de cette denrée. Ainsi que de bourses remplies de joyaux. Anacleto acquiesça.
« Le soulagement viendra, dit Ludovico en le prenant par le bras. J’y crois. Tu devrais y croire aussi. La guerre va bientôt s’achever. Notre travail est presque fini. Il y aura moins d’horreur et, par la grâce de Dieu, nos vies changeront.
– La vie change toujours, dit Anacleto. Et il y a toujours une abondance d’horreur. Pourquoi souhaiterais-je qu’il en soit autrement ?
– Tu étais perdu quand je t’ai trouvé, dit Ludovico. En un certain sens, tu es encore perdu. Laisse-moi être ton guide. »
Anacleto prit sa main et la baisa. « Toujours, dit-il.
– Bien », dit Ludovico, mais son
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