La Religion
posé sur le bat-flanc, et pendant une nuit et un jour, il avait fixé ce tonnelet, car même s’il n’était pas un renard comme Mattias, il savait qu’il devait y avoir une raison cachée à cette installation. Finalement, il avait tourné le robinet et découvert le brandy dans le tonnelet. Et que leurs raisons et cette installation soient damnées face à une telle joie ! Il s’était saoulé à en devenir aveugle, pendant des heures et des jours, sans compter ni conscience, et il était parti dans de longues rêveries, de gloire, de camaraderie et de sang. Et il avait bu encore, et il avait plongé, comme un homme décidé à s’enivrer à mort, dans un oubli insouciant et sans fin imaginable, jusqu’à ce que cette fin advienne et que, comme le téton d’une mère, le robinet ait donné sa dernière goutte, et que le tonnelet soit vide comme son ventre et son âme. Et pourtant non, pas vide, car quand il avait soulevé le tonnelet au-dessus de sa bouche et qu’il l’avait secoué pour libérer les ultimes gouttes, quelque chose avait remué à l’intérieur. Quelque chose de solide, de substantiel, qui cognait contre le bois comme une graine dans une gourde, et dans son esprit embrumé, c’était le bruit de la folie. Il avait reposé le tonneau, un malaise au ventre, et ainsi soit-il… Mais la curiosité est un tourment aussi pénétrant qu’un autre et elle finit par le vaincre. Il avait éclaté le tonnelet en morceaux sur les dalles, et des débris avait roulé la tête de Sabato Svi. Tranchée à ras du cou, et macérée comme un oignon dans le brandy. Et avec ça, toutes ses notions de ce qui était vil avaient été réduites à néant, et sa propre cruauté humiliée, et le fil qui reliait son esprit à son âme avait craqué, et il s’était mis à hurler comme un loup contre un Dieu en qui il n’avait plus foi.
Tasso ramassa sur le sol une couverture pleine de poux, enferma la tête coupée dedans et disparut, tout cela sous les rires de Bors. Puis Ludovico entra et le rire de Bors cessa net. Le moine s’arrêta et regarda le sol aux pieds de Bors, comme s’il remarquait pour la première fois quelque chose de frappant. Bors suivit son regard. Une trappe était ménagée entre les dalles. Dans le bois, il y avait un arceau et une barre d’un pouce d’épaisseur.
« Tu parles français ? » demanda Ludovico.
Bors ne répondit pas.
« Ceci s’appelle une oubliette 1 , dit Ludovico. C’est un endroit où l’on oublie quelqu’un. »
Ludovico s’accroupit, tira la barre, et souleva la trappe par son arceau. Des miasmes infects s’élevèrent et Bors grimaça avant de regarder vers le bas. Sous la trappe s’étendait un espace aussi étroit qu’un cercueil. Dedans, Nicodemus était allongé. Son visage avait la couleur d’une méduse. Des asticots grouillaient sur ses yeux mi-clos et ses lèvres sans vie.
Des convulsions de rage et de chagrin saisirent Bors à la gorge. Finies les parties de backgammon. Finies les tartes à la crème, les plus délicieuses qu’il ait jamais mangées. Bors ferma les yeux. Son esprit vacilla, pris de vertige. Il s’adossa au mur. Une irrésistible envie de vomir l’assaillit à nouveau. Il déglutit. Il s’accrocha à la pensée de Mattias. « Accroche-toi à la rage et au chagrin ensemble, l’entendit-il lui conseiller, car tant que nous respirons, nous pouvons encore vaincre. »
Ludovico laissa retomber la trappe et s’assit sur le tabouret, sans un frémissement, avant de poser ses mains sur ses cuisses. Et c’était étrange, car Bors n’avait pas peur de lui, ni de plus rien de ce que Ludovico pouvait faire, car, d’une certaine manière, en faisant macérer la tête d’un homme qu’il n’avait pas vraiment aimé, mais qu’il avait soutenu – en faisant macérer la tête de Sabato Svi, le Juif –, Ludovico avait déjà fait tout ce qu’il pouvait, et tellement plus encore.
« Bors de Carlisle, dit Ludovico, aussi cordialement que possible. Dis-moi donc où se trouve Carlisle ? »
Et Bors pensa : « Pardonne-moi, Mattias, mon ami, car voilà un jeu où je ne pourrai pas gagner. »
UNE VIEILLE RATATINÉE lui portait repas et vin tandis qu’Anacleto restait près de la porte, mais ni l’une ni l’autre n’avaient jamais répondu à ses questions. Quand Ludovico finit par lui rendre visite, Carla découvrit qu’une gratitude primitive pour un peu de compagnie pouvait submerger tous les
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