La Religion
un par un dans ces catacombes sans nom. Il se rendit compte que là où ils l’emmenaient le monde serait fait d’une obscurité sans égal, et il décida d’en faire son monde, car s’il ne le faisait pas, elle le dévorerait. Ils atteignirent une large porte renforcée de fer, une clé apparut et la porte fut ouverte, et sans qu’on le lui ait demandé, il s’avança au-devant d’eux dans la pénombre.
L’air était humide, frais et imprégné d’urine et de merde desséchée comme on aurait pu l’attendre d’un cachot aussi profond et épouvantable que celui-ci. Passant la porte, de Corro lui dit d’ôter ses vêtements et il le fit sans malaise. Ce faisant, il glissa dans sa paume ses trois dernières pierres d’immortalité. Il se tint là, nu comme un œuf, dans le vacillement des flammes. Il n’ôta pas son bracelet à têtes de lions et regarda ses geôliers, qui le laissèrent faire. Il voyait bien que son calme déconcertait les deux Italiens et attisait la haine chez de Corro, et puisque cela ne lui coûtait pas grand-chose, il fit un grand sourire à l’Espagnol.
Par gestes, ils lui firent signe d’avancer plus profond dans cette caverne souterraine, jusque devant un trou d’un noir absolu ouvert devant lui dans le sol. Ils s’arrêtèrent, et ses geôliers levèrent leurs torches pour qu’il puisse l’examiner à la lueur des flammes.
Le trou avait neuf pieds de diamètre et onze de profondeur. Il avait la forme d’une cloche inversée, creusée dans la base rocheuse de l’île sur laquelle le château Saint-Ange était bâti. La perfection lisse de sa symétrie et la circularité de sa gueule sans la moindre aspérité forcèrent l’admiration de Tannhauser. Même le plus grand et le plus athlétique des hommes n’aurait pu sortir sans aide de ce puits. Et en cette géométrie pointilleuse reposait son pouvoir de terreur. Tannhauser en aurait presque applaudi, car c’était, sans doute aucun, la prison la plus exquise de la Création. Elle ne pouvait avoir été conçue et construite que par la Religion.
Puis, dans la lumière orange et tremblotante, il vit que l’intégrité de ses pierres avait été souillée dans sa partie la plus basse par des séries de marques, aussi primitives d’exécution que celles laissées dans des cavernes par des races vaincues. Les murs nus du bas avaient été gravés par… il ne savait quoi. Des bagues, des ongles, des os ou des dents peut-être ? Ces inscriptions partaient en tous sens, sauvages et hasardeuses, comme nées d’un aveugle devenu fou : de nombreuses croix, souvent de dimensions excentriques ; les mots « Jésus », « Dieu » et « pitié » en diverses langues ; des barres pour marquer les jours, mais trop pêle-mêle pour servir à quelque chose ; des représentations de tombeaux ; et la plus artistique était une potence, complète, avec un pendu. Elles étaient les dernières marques laissées en ce monde par les précédents occupants de ce puits.
De Corro fixa Tannhauser qui lui rendit son regard.
« C’est la Gouve, dit Escobar de Corro. C’est la geôle réservée aux chevaliers perfides et pernicieux. Une fois livrés à son emprise, leur seule destination possible est leur lieu d’exécution. »
Tannhauser lui cracha au visage.
De Corro fut si choqué par cette insulte qu’il vacilla en arrière, perdit l’équilibre et manqua tomber dans la Gouve. Si c’était arrivé, toute la retenue précédente de Tannhauser aurait été vaine, et Pandolfo et Marra auraient dû mourir sur-le-champ. Avec une détermination qui ne pouvait trouver racine que dans les ordres les plus formels de celui qu’ils craignaient, Marra et Pandolfo empêchèrent le Castillan tremblant de couper Tannhauser en morceaux. Ensuite, tout se passa normalement et proprement : car si c’était Ludovico qui contenait leur rage, et ce ne pouvait être personne d’autre, alors cette preuve, la preuve que Ludovico le voulait vivant, empêcha Tannhauser de les massacrer.
« La prochaine fois que nous nous rencontrerons, dit de Corro, ce sera à mort. »
Marra balança une outre d’eau par-dessus le bord, et de Corro s’avança pour pousser Tannhauser à sa suite. Tannhauser lui refusa cette satisfaction. Il sauta d’un bond dans le puits, se retenant d’une main au bord pour adoucir sa chute. Il atterrit sans mal, glissant sur son cul dans le nadir du puits. Il se releva, regarda la paroi et vit
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