La Ronde De Nuit
rue Boisrobert. Le métro s’est arrêté sur le pont de Passy. Je souhaitais qu’il ne reparte jamais plus et que personne ne vienne m’arracher à ce no man’s land entre les deux rives. Plus un geste. Plus un bruit. Le calme enfin. Me dissoudre dans la pénombre. J’oubliais leurs éclats de voix, les grandes bourrades qu’ils me donnaient, leur acharnement à me tirailler de tous côtés. Ma peur faisait place à une sorte d’engourdissement. J’accompagnais du regard le faisceau lumineux. Il tournait, tournait comme un veilleur poursuivant sa ronde de nuit. Avec lassitude. Sa clarté s’affaiblissait à mesure. Bientôt il ne resterait qu’un filet de lumière presque imperceptible. Et moi aussi, après des rondes et des rondes, mille et mille allées et venues, je finirais par me perdre dans les ténèbres. Sans y rien comprendre. De Sèvres-Lecourbe à Passy. De Passy à Sèvres-Lecourbe. Le matin, je me présentais vers dix heures au quartier général de la rue Boisrobert. Poignées de main fraternelles. Sourires et regards limpides de ces valeureux garçons. « Quoi de neuf, Lamballe ? » me demandait le lieutenant. Je lui fournissais des détails de plus en plus précis sur la « Société Intercommerciale de Paris-Berlin-Monte-Carlo ». Oui, il s’agissait bien d’un service policier auquel on confiait de très « basses besognes ». Ses deux patrons, Henri Normand et Pierre Philibert, avaient recruté leur personnel dans la pègre. Cambrioleurs, proxénètes, reléguables. Deux ou trois condamnés à mort. Chacun disposait d’une carte de police et d’un permis de port d’armes. Une société interlope gravitait autour de l’officine du square Cimarosa. Affairistes, morphinomanes, charlatans, demi-mondaines comme on en voit grouiller aux « époques troubles ». Tous ces individus se savaient protégés en haut lieu et commettaient les pires exactions. Il semblait même que leur chef, Henri Normand, dictât ses volontés au cabinet du préfet de police et au parquet de la Seine, si de tels organismes existaient encore. À mesure que j’avançais dans mon exposé, je lisais la consternation et le dégoût sur leurs visages. Seul le lieutenant demeurait impénétrable. « Bravo, Lamballe ! Votre mission continue. Dressez, je vous prie, une liste complète des membres du Service du square Cimarosa. »
Et puis, un matin, ils me semblèrent plus graves qu’à l’accoutumée. Le lieutenant s’éclaircit la voix : « Lamballe, il va falloir que vous commettiez un attentat. J’accueillis cette déclaration avec calme comme si je m’y préparais depuis longtemps. « Nous comptons sur vous, Lamballe, pour nous débarrasser de Normand et de Philibert. Choisissez le moment opportun. » Un silence suivit au cours duquel Saint-Georges, Pernety, Jasmin, tous les autres me fixaient, l’œil ému. Derrière son bureau, le lieutenant se tenait immobile. Corvisart me tendit un verre de cognac. Celui du condamné, pensai-je. Je voyais très distinctement la guillotine dressée au milieu de la pièce. Le lieutenant jouait le rôle du bourreau. Quant aux membres de son état-major, ils assisteraient à l’exécution en me lançant des sourires attendris. « Alors Lamballe ? Qu’en pensez-vous ? — Beaucoup de bien », lui répondis-je. J’avais envie d’éclater en sanglots et de leur exposer ma délicate situation d’agent double. Mais il est des choses qu’il faut garder pour soi. Je n’ai jamais dit un mot de trop. Assez peu expansif de nature. Les autres, par contre, n’hésitaient pas à me décrire en long et en large leurs états d’âme. Je me souviens des après-midi passés avec les jeunes gens du R.C.O. Nous nous promenions aux alentours de la rue Boisrobert, dans le quartier de Vaugirard. Je les écoutais divaguer. Pernety rêvait d’un monde plus juste. Ses joues s’enflammaient. Il sortait de son portefeuille les photographies de Robespierre et d’André Breton. Je feignais d’admirer ces deux individus. Pernety répétait sans cesse « Révolution », « Prise de conscience », « Notre rôle à nous, intellectuels » d’un ton sec qui me navrait. Il portait une pipe et des chaussures de cuir noir — détails qui m’émeuvent. Corvisart souffrait d’avoir vu le jour dans une famille bourgeoise. Il tâchait d’oublier le parc Monceau, les courts de tennis d’Aix-les-Bains et les Plums Plouvier qu’il mangeait au goûter hebdomadaire, chez
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