La Ronde De Nuit
Le Khédive a déjà choisi une cinquantaine de personnes qui travailleront avec nous. De vieilles connaissances. Elles figurent toutes, avec leurs photos anthropométriques, sur le fichier du 177, avenue Niel. Cela dit, Monsieur Philibert nous tend une coupe de Champagne. Nous trinquons à notre réussite. Nous serons — paraît-il — les rois de Paris. Le Khédive me tapote la joue et glisse dans ma poche intérieure une liasse de billets de banque. Ils parlent entre eux, feuillettent des dossiers, des agendas, téléphonent. De temps en temps me parviennent des éclats de voix. Impossible de suivre leur conciliabule. Je quitte le bureau peur la pièce voisine : un salon où nous faisions attendre nos « clients ». Ils s’asseyaient sur les fauteuils de cuir fatigué. Aux murs, plusieurs petits chromos représentant des scènes de vendanges. Un buffet et des meubles en pitchpin. Derrière la porte du fond une chambre avec salle de bains. Je restais seul, le soir, pour mettre de l’ordre dans le fichier. Je travaillais au salon. Personne n’aurait cru que cet appartement était le siège d’une agence policière. Un couple de rentiers y habitait jadis. Je tirais les rideaux. Le silence. Une lumière incertaine. Le parfum des choses fanées. — Rêveur, mon petit gars ? Le Khédive éclate de rire et ajuste son feutre devant la glace. Nous traversons le vestibule. Sur le palier, Monsieur Philibert allume une torche électrique. Nous allons pendre la crémaillère cette nuit même, au 3 bis , square Cimarosa. Les propriétaires sont partis. Nous avons réquisitionné leur maison. Il faut fêter ça. Vite. Nos amis nous attendent à L’Heure mauve , un cabaret des Champs-Élysées…
Dans la semaine qui suit, le Khédive me charge de renseigner notre « Service » sur les faits et gestes d’un certain lieutenant Dominique. Nous avons reçu une note le concernant avec son adresse, sa photographie et la mention suivante : « À surveiller. » Il faut que je m’introduise sous un prétexte quelconque auprès de ce personnage. Je me présente à son domicile, 5, rue Boisrobert, XV e arrondissement. Un petit pavillon. C’est le lieutenant lui-même qui m’ouvre la porte. Je demande Monsieur Henri Normand. Il me répond que je fais erreur. Alors, je lui explique mon cas, en bredouillant : je suis un prisonnier de guerre évadé. L’un de mes camarades m’a conseillé d’entrer en contact avec Monsieur Normand, 5, rue Boisrobert, si je réussissais à m’enfuir. Cet homme me mettrait à l’abri. Mon camarade s’est sans doute trompé d’adresse. Je ne connais personne à Paris. Je n’ai plus un sou en poche. Je suis vraiment désemparé. Il me considère des pieds à la tête. Je verse quelques larmes pour le mieux convaincre. Et puis je me retrouve dans son bureau. Il déclare d’une belle voix grave qu’un garçon de mon âge ne doit pas se laisser démoraliser par la catastrophe qui s’est abattue sur notre pays. De nouveau, il me toise. Et tout à coup cette question : « Voulez-vous travailler avec nous ? » Il dirige un groupe de types « épatants ». La plupart sont des prisonniers évadés, comme moi. Saint-cyriens. Officiers d’active. Quelques civils aussi. Tous gonflés à bloc. Le plus beau des états-majors. Nous menons une lutte clandestine contre les puissances du mal qui triomphent en ce moment. Tâche difficile mais à cœurs vaillants rien d’impossible. Le Bien, la Liberté, la Morale seront rétablis à brève échéance. Lui, lieutenant Dominique, s’en porte garant. Je ne partage pas son optimisme. Je pense au rapport qu’il me faudra remettre, ce soir, square Cimarosa, entre les mains du Khédive. Le lieutenant me donne d’autres détails : il a baptisé son groupe Réseau des Chevaliers de l’Ombre. R.C.O. Impossible en effet de lutter au grand jour. Il s’agit d’une guerre souterraine. Nous vivrons perpétuellement traqués. Chaque membre du groupe a pris, pour pseudonyme, le nom d’une station de métro. Il me les présentera d’ici peu : Saint-Georges. Obligado. Corvisart. Pernety. D’autres encore. Quant à moi je m’appellerai : « Princesse de Lamballe. » Pourquoi « Princesse de Lamballe » ? Un caprice du lieutenant. « Êtes-vous prêt à entrer dans notre réseau ? L’honneur l’exige. Vous ne devez pas hésiter une seconde. Alors ? » Je lui réponds : « Oui », d’une voix hésitante. « Surtout, ne fléchissez
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