La Ronde De Nuit
Je lui avais acheté la villa de Lausanne grâce aux commissions que je touchais avenue Niel. J’aurais pu l’accompagner en Suisse mais j’étais resté ici par paresse ou indifférence. J’ai déjà dit que je me souciais peu du sort du monde. Le mien non plus ne me passionnait pas outre mesure. Il suffisait de se laisser porter par le courant. Fétu de paille. Ce soir-là, je signale au Khédive ma prise de contact avec Corvisart, Obligado, Jasmin, Pernety et Saint-Georges. Je ne connais pas encore leurs adresses mais cela ne saurait tarder. Je promets de lui fournir au plus vite tous les renseignements utiles sur ces jeunes gens. Et sur d’autres encore, que le lieutenant ne manquera pas de me présenter. Au rythme où vont les choses, nous réaliserons un « beau coup de filet ». Il le répète en se frottant les mains. « J’étais sûr que vous leur inspireriez confiance avec votre petite gueule de marchand de statuettes de plâtre. » Le vertige me prend, tout à coup. Je lui déclare que le chef de ce réseau n’est pas le lieutenant, comme je le croyais. « Alors qui ? » Je me trouve au bord d’un précipice, il suffirait sans doute de quelques pas pour m’en écarter. « QUI ? » Mais non, je n’en ai pas la force. « QUI ? — Un certain LAM - BAL - LE . LAM - BAL - LE . — Eh bien nous lui mettrons la main dessus. Tâchez de l’identifier. » Les choses se compliquaient. Était-ce ma faute ? On m’avait confié de part et d’autre un rôle d’agent double. Je ne voulais mécontenter personne. Pas plus le Khédive et Philibert que le lieutenant et ses petits saint-cyriens. Il faudrait choisir, me disais-je. « Chevalier de l’Ombre » ou agent appointé de l’officine du square Cimarosa ? Héros ou mouchard ? Ni l’un ni l’autre. Quelques livres : Anthologie des traîtres, d’Alcibiade au capitaine Dreyfus, Joanovici tel qu’il fut, Les Mystères du Chevalier d’Éon, Frégoli, l’homme de nulle part, m’éclairèrent sur mon compte. Je me sentais des affinités avec tous ces gens-là. Pourtant je ne suis pas un plaisantin. J’ai éprouvé moi aussi ce qu’on appelle un grand sentiment. Profond. Impérieux. Le seul dont je puisse parler en connaissance de cause et qui m’aurait fait soulever des montagnes : LA PEUR , Paris s’enfonçait dans le silence et le black-out. Lorsque j’évoque ce temps-là, j’ai l’impression que je m’adresse à des sourds ou que ma voix n’est pas assez forte, JE CREVAIS DE PEUR . Le métro ralentissait pour s’engager sur le pont de Passy. Sèvres-Lecourbe - Cambronne - La Motte-Picquet - Dupleix - Grenelle - Passy. Le matin, je prenais la direction inverse : de Passy à Sèvres-Lecourbe. Du square Cimarosa, XVI e arrondissement, à la rue Boisrobert, XV e arrondissement. Du lieutenant au Khédive. Du Khédive au lieutenant. Les allées et venues d’un agent double. Épuisant. Souffle court. « Tâchez de savoir les noms et les adresses. Un beau coup de filet en perspective. — Je compte sur vous, Lamballe. Vous nous renseignerez sur ces gangsters. » J’aurais voulu prendre parti mais le « Réseau des Chevaliers de l’Ombre » comme la « Société Intercommerciale de Paris-Berlin-Monte-Carlo » m’étaient indifférents. Quelques maniaques me faisaient subir des pressions contradictoires et me harcèleraient jusqu’à ce que je meure d’épuisement. Je servais sans doute de bouc émissaire à tous ces forcenés. J’étais le plus faible d’entre eux. Je n’avais aucune chance de salut. L’époque où nous vivions exigeait des qualités exceptionnelles dans l’héroïsme ou dans le crime. Et moi, vraiment, je détonnais. Girouette. Pantin. Je ferme les yeux pour retrouver les parfums et les chansons de ce temps-là. Oui, il y avait une odeur de pourriture dans l’air. À la tombée du soir, surtout. Je dois dire que je n’ai jamais connu d’aussi beaux crépuscules. L’été n’en finissait pas de mourir. Les avenues désertes. Paris absent. On entendait sonner une horloge. Et cette odeur diffuse qui imprégnait les façades des immeubles et les feuillages des marronniers. Quant aux chansons ce furent : Swing Troubadour, Étoile de Rio, Je n’en connais pas la fin, Réginella… Souvenez-vous. Les lampes des wagons étaient peintes en mauve, de sorte que je distinguais à peine les autres passagers. À ma droite, si proche, le faisceau lumineux de la tour Eiffel. Je revenais de la
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