La Ronde De Nuit
« Vraiment, cela n’a pas d’importance », et son regard s’appesantit sur moi. Un regard chargé d’une telle douceur, d’une telle tristesse que j’eus l’impression que le lieutenant Dominique avait tout compris et me pardonnait : mon rôle d’agent double (ou triple), mon désarroi de me sentir aussi fragile, dans la tempête, qu’un fétu de paille, et le mal que je commettais par lâcheté ou inadvertance. Pour la première fois, on s’intéressait à mon cas. Cette mansuétude me bouleversait. Je cherchais en vain quelques mots de remerciement. Les yeux du lieutenant étaient de plus en plus tendres, les aspérités de son visage avaient disparu. Son buste s’affaissait. Bientôt il ne resta de tant de morgue et d’énergie qu’une très vieille maman indulgente et lasse. Le tumulte du monde extérieur venait se briser contre les murs de velours. Nous glissions au travers d’une pénombre ouatée jusqu’à des profondeurs où personne ne troublerait notre sommeil. Paris sombrait avec nous. De la cabine, je voyais le faisceau lumineux de la tour Eiffel : un phare qui indiquait que nous étions à proximité de la côte. Nous n’y aborderions jamais. Aucune importance. « Il faut dormir, mon petit, me murmurait le lieutenant, DORMIR . » Ses yeux jetaient une dernière lueur dans les ténèbres. DORMIR . « À quoi pensez-vous, Lamballe ? » Il me secoue par les épaules. D’un ton martial : « Tenez-vous prêt pour cet attentat. Le sort du réseau est entre vos mains. Ne fléchissez pas. » Il arpentela pièce nerveusement. Les choses ont repris leur dureté coutumière. « Du cran, Lamballe. Je compte sur vous. » Le métro s’ébranle. Cambronne - La Motte-Picquet - Dupleix - Grenelle - Passy. Neuf heures du soir. Je retrouvais, à l’angle des rues Franklin et Vineuse, la Bentley blanche que le Khédive me prêtait en récompense de mes services. Elle aurait fait mauvaise impression sur les jeunes gens du R.C.O. Qu’on circulât à cette époque dans une automobile de luxe supposait des activités peu conformes à la morale. Seuls les trafiquants et les mouchards bien payés pouvaient se permettre une telle fantaisie. N’importe. Avec la fatigue disparaissaient mes derniers scrupules. Je traversais lentement la place du Trocadéro. Un moteur silencieux. Des banquettes en cuir de Russie. Cette Bentley me plaisait bien. Le Khédive l’avait découverte au fond d’un garage de Neuilly. J’ouvrais la boîte à gants : les papiers du propriétaire étaient toujours là. En somme, une automobile volée. On nous demanderait des comptes, un jour ou l’autre. Quelle attitude adopterais-je, devant le tribunal, à l’énoncé de tant de crimes commis par la « Société Intercommerciale de Paris-Berlin-Monte-Carlo » ? Une bande de malfaiteurs, dirait le juge. Ils ont profité de la misère et du désarroi général. Des « monstres », écrirait Madeleine Jacob. Je tournais le bouton de la radio.
Je suis seul
ce soir
avec ma peine…
Avenue Kléber, mon cœur battait un peu plus vite. La façade de l’hôtel Baltimore. Square Cimarosa. Devant le 3 bis , Codébo et Robert le Pâle se tenaient toujours en faction. Codébo me lançait un sourire qui découvrait ses dents en or. Je montais au premier étage, poussais la porte du salon. Le Khédive, vêtu d’une robe de chambre vieux rose en soie brochée, me faisait un signe de la main. Monsieur Philibert consultait des fiches : « Comment va le R.C.O., mon petit Swing Troubadour ? » Le Khédive me donnait une grande tape sur l’épaule et un verre de cognac : « Introuvable. Trois cent mille francs la bouteille. Tranquillisez-vous. Nous ignorons les restrictions, square Cimarosa. Et ce R.C.O. ?
Quoi de neuf ? » Non, je n’avais pas encore les adresses des « Chevaliers de l’Ombre ». À la fin de la semaine, c’était promis. « Et si nous opérions notre coup de filet rue Boisrobert, un après-midi où tous les membres du R.C.O. s’y trouvent ? Qu’en pensez-vous, Troubadour ? » Je leur déconseillais cette méthode. Il valait mieux les arrêter un par un. « Nous n’avons pas de temps à perdre, Troubadour. » Je calmais leur impatience, promettais à nouveau des renseignements décisifs. Un jour, ils me harcèleraient de telle façon que, pour m’en débarrasser, il faudrait que je tienne mes engagements. Le « coup de filet » aurait lieu. Je mériterais enfin ce
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