La Ronde De Nuit
ses cousines. Il me demandait si l’on pouvait être à la fois socialiste et chrétien. Jasmin, lui, aurait voulu que la France bandât un peu plus fort. Il admirait Henri de Bournazel et connaissait le nom de toutes les étoiles. Obligado écrivait un « journal politique ». « Nous devons témoigner, m’expliquait-il. C’est un devoir. Je ne peux pas me taire. » Pourtant le mutisme s’apprend très vite : il suffit de recevoir deux coups de talon dans les gencives. Picpus me montrait les lettres de sa fiancée. Encore un peu de patience : d’après lui, le cauchemar se dissiperait. Bientôt nous allions vivre au milieu d’un monde pacifié. Nous raconterions à nos enfants les épreuves que nous avions subies. Saint-Georges, Marbeuf et Pelleport sortaient de Saint-Cyr avec le goût du baroud et le ferme projet de mourir en chantant. Moi, je pensais au square Cimarosa où il me faudrait faire mon rapport quotidien. Ils avaient de la chance, ces garçons, de cultiver leurs chimères. Le quartier de Vaugirard s’y prêtait admirablement. Calme, préservé, on aurait dit une petite ville de province. Le nom même de « Vaugirard » évoquait les feuillages, le lierre, un ruisseau bordé de mousse. Dans une telle retraite, ils pouvaient laisser libre cours aux imaginations les plus héroïques. Sans aucun risque. C’était moi qu’on envoyait se frotter à la réalité et qui naviguais en eau trouble. Apparemment le sublime ne me convenait pas. En fin d’après-midi, avant de prendre le métro, je m’asseyais sur un banc de la place Adolphe-Chérioux et me laissais pénétrer, quelques minutes encore, par la douceur de ce village. Une petite maison avec un jardin. Couvent ou hospice de vieillards ? J’entendais les arbres parler.
Un chat passait devant l’église. De je ne sais où, me parvenait une voix tendre : Fred Gouin chantant Envoi de fleurs . Alors j’oubliais que je n’avais pas d’avenir. Ma vie prendrait un cours nouveau. Un peu de patience, comme disait Picpus, et je sortirais vivant du cauchemar. Je trouverais une place de barman dans une auberge des environs de Paris, BARMAN . Voilà qui semblait correspondre à mes goûts et mes aptitudes. Vous vous tenez derrière le BAR . Il vous protège des autres. Ceux-ci n’éprouvent d’ailleurs aucune hostilité à votre égard et se contentent de réclamer des alcools. Vous les leur servez rapidement. Les plus agressifs vous expriment leur reconnaissance. Le métier de BARMAN était beaucoup plus noble qu’on ne croyait, le seul qui méritât une attention particulière avec celui de flic et de médecin. De quoi s’agissait-il ? Préparer des cocktails. Du rêve, en quelque sorte. Un remède contre la douleur. Au zinc, ils vous le réclament d’une voix suppliante. Curaçao ? Marie Brizard ? Éther ? Tout ce qu’ils voudront. Après deux ou trois verres, ils s’attendrissent, titubent, leurs yeux chavirent, ils égrènent jusqu’à l’aube le long chapelet de leurs misères et de leurs crimes, vous demandent de les consoler. Hitler, entre deux hoquets, implore votre pardon. « À quoi pensez-vous, Lamballe ? — Aux mouches, mon lieutenant. » Quelquefois, il me retenait dans son bureau pour que nous ayons un « petit tête-à-tête ». « Vous commettrez cet attentat. J’ai confiance en vous, Lamballe. » Il prenait un ton autoritaire et me fixait de ses yeux bleu-noir. Lui dire la vérité ? Laquelle au juste ? Agent double ? ou triple ? Je ne savais plus qui j’étais. Mon lieutenant, JE N ’ EXISTE PAS . Je n’ai jamais eu de carte d’identité. Il jugerait cette distraction inadmissible à une époque où l’on devait se raidir et montrer un caractère exceptionnel. Un soir, je me trouvais seul avec lui. Ma fatigue rongeait, comme un rat, tout ce qui m’entourait. Les murs me semblèrent brusquement tendus de velours sombre, une brume envahissait la pièce, estompant le contour des meubles : le bureau, les chaises, l’armoire normande. Il demanda : « Quoi de neuf, Lamballe ? » d’une voix lointaine qui me surprit. Le lieutenant me fixait comme d’habitude mais ses yeux avaient perdu leur éclat métallique. Il se tenait derrière le bureau, la tête inclinée du côté droit, sa joue touchant presque son épaule dans une attitude pensive et découragée que j’avais vue à certains anges florentins. Il répéta : « Quoi de neuf, Lamballe ? » du ton avec lequel il aurait dit :
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