La Trahison Des Ombres

un chasseur
d’âmes. Ou un faucon ? Oui, un oiseau de proie s’élançant bien haut,
planant et volant, les yeux toujours à l’affût avant le plongeon meurtrier. »
Elle frissonna de plaisir. Cet homme irait au fond des choses. Ce n’était pas
un officier royal cérémonieux, paré du tabard bariolé et annonçant chacun de
ses pas à grand renfort de tambour et de trompette. C’était un homme secret,
conclut Sorrel, qui viendrait comme un voleur dans la nuit et bien peu nombreux
seraient ceux qui connaîtraient le jour et l’heure.
    Elle regarda les nouveaux venus pénétrer dans la
taverne et les suivit de près. Mais elle fut déçue. Elle s’était attendue à les
trouver dans la grand-salle mais ils avaient tous trois disparu. Matthew, l’aubergiste,
les avait sans doute conduits sur-le-champ dans leurs chambres.
    Sorrel traversa la pièce et passa devant les
tables et les tabourets pour gagner un petit coussiège [4] . Un colporteur,
installé à la table voisine, nourrissait son furet apprivoisé de bouts de
viande. La présence de Sorrel interrompit la scène : l’animal, nez
frémissant, sauta en bas de la table et se précipita vers sa besace. Son
propriétaire tira sur la corde puis glapit quand un rat, sorti en trombe de
sous les lambris, fonça vers la porte de derrière poursuivi par le furet. Un
instant tout fut chaos et confusion. L’homme bondit et menaça Sorrel du poing.
Elle frappa du gourdin sur la table jusqu’à ce qu’il recule.
    — Eh bien, eh bien, eh bien !
    Adela, la servante, mine effrontée et portant
haut son abondante chevelure, s’avança avec nonchalance. Sa robe était exprès
trop juste pour son opulente silhouette et les lacets, en haut de son corselet,
pendaient, négligemment desserrés.
    — Voulez-vous voir l’aubergiste ?
demanda-t-elle en donnant du bout de sa sandale un petit coup de pied dans le
sac. Lui et Blidscote sont en haut avec les grands seigneurs.
    Elle essuya la sueur de son front d’un revers de
main.
    — Ils sont venus pourchasser les
braconniers, Sorrel...
    — C’est vrai, Adela ? rétorqua Sorrel
d’un ton uni. Alors je leur dirai ce que j’ai vu à Hamden Mere...
    La servante s’empourpra et s’éloigna en
balançant des hanches. Quelques instants plus tard, le tavernier redescendit en
claironnant aux valets d’apporter des rafraîchissements à ses hôtes. Sorrel se
laissa aller en arrière et ferma les paupières. Le colporteur avait rattrapé
son furet et s’était installé à une autre table. Ce coin de la grand-salle
était tranquille. Sorrel savoura la brise qui venait du jardin des simples. Les
fumets qui s’échappaient de la cuisine étaient particulièrement alléchants. Que
cuisinait l’aubergiste ? De gras et succulents chapons rôtis, de la
venaison, tendre et juteuse sous la dent, mijotant dans une sauce aux oignons ?
Entendant du bruit elle rouvrit les yeux. Le tavernier se tenait devant elle,
une chope de bière écumante d’une main, un plat garni de viande et de pain de l’autre.
Il les déposa sur la table et fit glisser deux pièces d’argent sous l’écuelle.
    — Combien ? s’enquit-il.
    — Trois faisans, répondit Sorrel. Et je
vous en apporterai deux gratuits, la prochaine fois, si vous me laissez monter
voir le clerc royal.
    L’hôte soupira et s’assit sur un tabouret.
    — Volontiers, si je le pouvais, Sorrel,
expliqua-t-il avec bienveillance, mais ils sont harassés et fort occupés. Ils
doivent se laver, se changer et déjeuner. Corbett expédie déjà des messages :
il y aura une réunion à l’église.
    — Que va-t-il faire, ce Hugh Corbett ?
s’enquit Sorrel. Découvrir la vérité, Messire le tavernier ?
    — Je ne sais. Il parle peu ; le
rouquin lui sert de porte-parole. Corbett est courtois mais peu disert. La
première chose qu’il m’a demandée a été de décrire ce qui s’était passé la nuit
où la veuve Walmer a été assassinée, et de lui apprendre ce que je savais des
autres meurtres.
    Il fit une moue.
    — Que pouvais-je lui dire ? Qu’Adela
connaissait la jeune Elizabeth et que la nuit où on a retrouvé le cadavre de la
veuve Walmer, des hommes sortant de la taverne se sont précipités vers son
logis.
    — Et Molkyn et Thorkle ?
    — Ça, c’est un mystère, répondit l’aubergiste
en s’essuyant les mains sur son tablier taché de sang.
    — Tous les deux faisaient partie du jury,
Messire.
    — Oui, ils en étaient membres. Et