La traque d'Eichmann
était impossible de faire preuve d’impartialité dans une pareille mission. Depuis son arrivée en Argentine, l’un d’eux avait des hallucinations et voyait partout le visage de ses proches morts durant l’Holocauste.
Ils attendraient donc le bus 203 quelques minutes de plus.
À 20 h 05, l’équipe aperçut de nouveau un lointain halo. Quelques instants plus tard, les phares du bus balayèrent la voie express de leur lumière crue, transperçant les ténèbres. On entendit le crissement des freins, puis la porte qui s’ouvrait dans un grincement métallique, laissant descendre les deux passagers habituels. Tandis que le bus s’éloignait, la femme s’engagea vers la gauche et l’homme dans l’autre direction. Le corps recourbé pour affronter le vent du soir, les mains enfoncées dans les poches de son manteau, il se dirigea vers la rue Garibaldi. Au loin, comme pour annoncer l’orage, un coup de tonnerre retentit. L’heure était venue pour Adolf Eichmann de répondre de ses actes.
5
En cette fin mai 1946, un jeune homme de 24 ans nommé Tuviah Friedman attendait l’homme avec lequel il avait rendez-vous, et qu’il connaissait seulement sous le nom d’Arthur cxxxv . Cet Arthur, représentant de la Haganah à Vienne, dirigeait le réseau Bricha qui devait aider Friedman et des milliers d’autres Juifs à émigrer clandestinement en Palestine. S’il avait demandé à rencontrer Arthur, ce n’était pas pour lui parler du voyage mais pour une tout autre raison, au moins aussi importante à ses yeux.
Vers la fin de la guerre, Friedman était rentré chez lui, à Radom ; cette petite ville industrielle, au cœur de la Pologne, avait été libérée par les Russes qui marchaient sur Berlin cxxxvi . En observant sa petite maison depuis la rue, il avait été assailli par des souvenirs d’enfance : sa petite sœur Itka sur sa bicyclette, une main dans les cheveux pour empêcher ses boucles blondes de retomber sur ses yeux ; son vaillant petit frère Hershele qui jouait sur le toit ; sa grande sœur Bella, toujours en train de lire ; son père qui l’initiait au maniement de ses presses d’imprimerie ; sa mère portant une des jolies robes qu’elle fabriquait dans sa boutique. Ses parents, Itka et Hershele étaient tous morts par la faute des nazis, et il ignorait si Bella était encore en vie. Il avait survécu aux ghettos, au travail forcé, aux caprices sanguinaires des gardes SS , et à une évasion à demi improvisée qui lui avait permis de sortir du camp par les égouts. Pour ne pas se laisser prendre, il avait dû planter une baïonnette dans la nuque d’un soldat allemand. Devant sa maison, habitée désormais par une famille qui s’y était installée dès qu’on avait chassé tous les Juifs de Radom, Friedman comprit que ce monde-là était derrière lui. Il ne reviendrait jamais plus.
S’étant enrôlé dans l’armée polonaise, il fut envoyé à Gdansk pour rechercher et arrêter les Allemands qui se cacheraient encore dans la ville en ruine cxxxvii . Son supérieur lui conseilla de prendre le nom de Jasinki – avec ses cheveux blonds, il pouvait passer pour un goy. Il accepta, à contrecœur, car il tenait beaucoup à être engagé. Il découvrit bientôt qu’il avait un certain talent pour les missions policières et pour les interrogatoires, ainsi qu’une grande ardeur, nourrie de tristesse et de rage, quand il s’agissait d’humilier ses prisonniers SS . Lors de son passage à Gdansk, il retrouva sa sœur Bella, qui par miracle avait survécu à Auschwitz.
Plus les mois passaient, plus il se sentait mal à l’aise : il n’aimait pas cette vie de mensonge et cette fausse identité. Au début de 1946, il quitta l’armée et partit s’installer dans un kibboutz des environs de Gdansk ; quelques mois plus tard, il se mit en rapport avec le Bricha et commença le long voyage vers la Palestine. En chemin, dans les rues de Vienne, il rencontra un vieil ami qui lui parla d’un homme – un SS – qui avait habité dans cette ville et que tous deux avaient connu à Radom. Friedman se rendit aussitôt au domicile de cet homme, et apprit qu’il se cachait dans un camp américain pour prisonniers de guerre ; il se fit interner incognito dans le camp en question et put obtenir les aveux du prisonnier. Plus tard, il entendit parler d’un autre officier SS de Radom, qui se cachait lui aussi à Vienne. C’est alors qu’il demanda à rencontrer le chef de la
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