La Volte Des Vertugadins
être heureuse ailleurs qu’en Paris » ;
ou encore, elle vous prie d’étudier l’allemand « pour l’amour d’elle ».
— Mais ne sont-ce pas là, mon père, ces petites
courtoisies dont on paye ses amis lorsqu’on les quitte ?
— Cela pourrait l’être sous la plume de nos coquettes
de cour qui, en paroles du moins, vous adorent le monde entier. Mais point sous
la plume d’Ulrike dont le verbe, bien au rebours, reste en deçà du sentiment.
— Et pourtant, il lui eût été facile de me voir avant
que de partir, puisque déjà le lundi quand elle a remis ma leçon, elle devait
savoir qu’elle allait quitter Paris !
— Rien n’est moins sûr. Le faux bond de lundi peut
s’expliquer par une tout autre raison que la maladie de son père. Et de toute
manière, vous imaginez les embarras et les incommodités que comporte un voyage
aussi long en plein hiver : l’escorte, les relais, les étapes, les
approvisionnements. Lourde tâche pour une femme seule. Et mobilisant toutes ses
forces afin de la mener à bien. Ulrike a dû craindre de les amollir en vous
rencontrant.
— Mais cette attente, Monsieur mon père ! Cette
interminable attente ! À lire cette lettre, on dirait qu’elle va durer
plusieurs mois !
— Plusieurs mois au moins, s’il y a une issue fatale,
suivie d’une picoterie autour d’une succession, comme Ulrike le laisse
entendre.
— Un an ! Un an et demi, peut-être !
criai-je. N’est-ce pas insufférable !
— Babillebabou, mon fils ! Il me fallut attendre
bien plus longtemps pour marier mon Angelina !
— Ah ! Monsieur mon père ! Je n’eusse jamais
cru que la possession d’une dame aimée, surtout quand elle vous aime
elle-même – à tout le moins, c’est ce que vous supposez –,
souffrirait d’aussi longs délais !
— Voilà qui est naïf, dit mon père, avec un regard à la
fois gaussant et attendri. Votre expérience avec Toinon a nourri en vous une
idée fausse. Soyez bien assuré qu’il n’est jamais facile de conquérir l’être
qu’on aime. Voyez ce grand roi, redouté sur toutes ses frontières, et
tout-puissant en son royaume ! On pourrait croire que tout va céder devant
lui, et voyez le mal infini que par force il se donne et va se donner encore,
ne serait-ce que pour approcher cette petite mijaurée !…
On voit par cette scène que le Marquis n’était pas seulement
le meilleur, mais le plus tendre des pères. J’ai ouï dire, plus tard, que de
tous ses enfants il n’aimait que moi et j’ai toujours corrigé avec la dernière
énergie cette erreur regrettable. Elle est due au fait que, dans la dernière
partie de ses Mémoires, il parle peu d’Angelina de Montcalm et pas du tout des
fils et des filles qu’il avait eus avec elle. Mais il ne parle pas non plus de
moi, alors qu’il n’acheva de rédiger ses souvenirs que dix-huit ans après ma
naissance…
Sans doute estimait-il qu’il intéresserait davantage son
lecteur en l’entretenant des deux rois qu’il avait si bien servis et des
grandes affaires auxquelles, au milieu de tant de périls et de traverses, il
s’était trouvé mêlé. Mais je puis témoigner ici qu’il s’occupa en fait avec
beaucoup d’attention et de persévérance de ses enfants de Montfort-l’Amaury,
n’épargnant ni temps, ni efforts, ni pécunes pour les établir. Cependant, je
n’eus moi-même qu’assez peu de rapports avec eux, du fait qu’Angelina, après
avoir fort généreusement accepté d’être ma mère sur le papier, fit néanmoins
entendre au Marquis de Siorac qu’elle ne tenait pas à me voir trop souvent en
son logis du Chêne Rogneux, qu’elle considérait comme le sien.
Mon père eut peut-être tort de prendre cette recommandation
trop au pied de la lettre, car après sa mort, j’eus affaire à Madame de
Montcalm pour démêler une succession embrouillée, et à ma grande et heureuse
surprise, je découvris une vieille dame fort aimable et fort douce, ouverte,
attentionnée aux autres, et qui versa des larmes en me voyant, tant,
disait-elle, je ressemblais à mon père. Elle n’avait point la moindre âpreté
dans sa nature, n’attachait aucune importance aux pécunes, et je dus défendre
ses intérêts contre elle-même, tant elle était encline à me tout donner.
On trouve dans le monde, et en particulier à la cour, tant
de personnes avaricieuses, mesquines, glorieuses et ne pensant qu’à soi, que je
fus tout réconforté de rencontrer chez
Weitere Kostenlose Bücher