Labyrinthe
de camp aussi sûrement que le soleil se lève à l'est. Une fois encore, Pelletier se demanda s'il n'était pas opportun de l'écarter dès à présent ; au moins le prélat ne se sentirait-il pas contraint de rapporter à ses maîtres ce qui s'était dit au cours de l'assemblée.
« Si nombreux soient-ils, nous pouvons leur tenir tête ! s'écria quelqu'un. Carcassona est une forteresse inexpugnable !
— De même que Lastours ! » renchérirent d'autres.
Bientôt, des voix s'élevèrent en écho des quatre coins du grand vestibule, roulant comme le tonnerre dans les ravins de la Montagne Noire.
« Qu'ils viennent donc dans nos collines, nous leur taillerons des croupières ! »
Le vicomte leva les mains en signe d'apaisement, accueillant d'un sourire ce soutien unanime.
« Messeigneurs, mes amis ! cria-t-il presque pour être entendu. Je rends grâce à votre courage et à votre indéfectible loyauté. » Il attendit que le vacarme prît fin pour continuer : « Ces gens venus du Nord ne nous doivent allégeance, non plus que nous la leur devons, fors les liens qui unissent devant Dieu tous les hommes de la Terre. Au demeurant, je n'attendais nulle défection de ceux qui sont attachés à leur famille et leurs traditions, à leur devoir de défendre leurs terres et leurs gens. Ce disant, je songe à mon seigneur et oncle, le comte de Toulouse. »
Un silence attentif s'installa dans l'auditoire. Le vicomte poursuivit :
« Voici quelques semaines, la nouvelle nous est parvenue, alléguant que mon oncle se serait prêté à une cérémonie si avilissante que j'ai vergogne à l'évoquer. Nous avons vérifié la véracité de ces rumeurs : elles sont fondées. À la grande cathédrale de Saint-Gilles, en présence du légat du pape, le comte de Toulouse a fait vœu de soumission à l'Église catholique. Après s'être dévêtu jusqu'à la taille et s'être passé au cou la corde du pénitent, il fut vilipendé par l'ensemble du ministère et contraint d'implorer son pardon à genoux !
» Par la grâce de cette vilenie, il fut reçu derechef dans les bras de sa sainte mère l'Église. Mais cela n'est pas tout, mes amis ! renchérit le vicomte sous les murmures outrés de l'assistance. Nul ne doute que cette ignominie n'avait d'autre dessein que de prouver sa foi indéfectible en l'Église catholique, ainsi que son opposition aux hérétiques. Pour autant, cela ne suffit point à le prémunir des dangers dont il était menacé : il se vit au surplus contraint de renoncer à la souveraineté de son domaine et la mettre sous la protection du légat de sa sainteté le pape. Or, nous apprenons, ce jour même, que le comte de Toulouse et plusieurs centaines de ses chevaliers sont rassemblés à Valence, à moins d'une semaine de marche de nos murs. Il n'attend qu'un mot pour franchir le Rhône et se joindre à l'host cantonné à Beaucaire aux seules fins d'envahir nos terres. Il arbore le signe des croisés, messeigneurs, et entend marcher sur nous. »
Le grand vestibule résonna alors de cris outragés.
« Silenci ! Silence ! tempêta Pelletier en tentant de mettre bon ordre au chaos ambiant. Silence, je vous prie ! Silence ! »
Mais seul contre tous, le combat était trop inégal.
Le vicomte s'approcha au bord du dais. Il avait le feu aux joues, et son regard brûlait d'une lueur combative, pleine de courage et de défi. Il ouvrit les bras dans un geste qui voulait embrasser la salle et tout ce qui s'y trouvait. Le silence se fit incontinent.
« Ainsi, je me présente à vous, amis et alliés, dans cet esprit ancestral d'honneur et d'allégeance qui noue lie à nos frères. J'en appelle à votre bon conseil. Deux voies s'offrent à nous, hommes du Midi, bien que le temps nous soit compté pour choisir laquelle nous devrons suivre. La question est celle-ci, messeigneurs : Per Carcassona ! Per lo Miègjorn 4 ! Faut-il que nous nous soumettions ? Faut-il que nous combattions ? »
Alors qu'exténué, le vicomte reprenait place sur son siège, le brouhaha des conversations allait grandissant.
L'intendant Pelletier ne put se soustraire à l'envie de se pencher vers son maître pour poser sur son épaule une main paternelle.
« Bien parlé, messire, dit-il posément. Tant de noblesse vous honore. »
1. Philippe II Auguste (1180–1223). (N.d.T.)
2. L'infanterie. (N.d.T.)
3. Le plus haut degré parmi les initiés cathares après les sympathisants et les croyants,
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